Une population en fiches

ou quand la technologie est appelée au secours du contrôle, de la privatisation et de la répression
samedi 8 janvier 2011
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Ainsi vont les libertés en système capitaliste.
Pays après pays, la surveillance des citoyens se fait plus étroite et les nouvelles technologies, de l’Amérique du Nord à l’Europe en passant par l’Inde sont, via la privatisation de services publics garants des libertés, des instruments de contrôle...avant d’être des outils pour la répression comme on le voit en ce moment en Tunisie.

Il est tout à fait probable que, dans les semaines à venir, on frappe à votre porte pour vous demander vos empreintes digitales. Si vous donnez votre accord, ces empreintes [1] seront ensuite intégrées à une base de données nationale. Elles s’ajouteront aux caractéristiques personnelles (âge, sexe, profession, religion) déjà demandées lors du recensement qui a eu lieu cette année. But de l’opération ? Mettre en place un registre national de la population (NPR).

A terme, on vous attribuera un numéro d’identification unique à 12 chiffres, auquel on se réfère en hindi par le mot aadhaar, qui signifie la fondation, la base. Ainsi, les données liées à ce numéro et enregistrées par le NPR pourront être accessibles à d’autres bases de données qui auront besoin du numéro aadhaar, depuis les déclarations d’impôt jusqu’aux relevés bancaires, en passant par les cartes SIM. Pour le gouvernement, ce programme ambitieux doit ainsi permettre aux plus pauvres un meilleur accès aux aides sociales et au système bancaire.

Les services secrets ravis

Les agences de renseignements ne peuvent pas rêver mieux. Les empreintes digitales de tout le monde enfin accessibles d’un seul clic, accompagnées de données démographiques et de tout ce qui s’ensuit. Dès qu’un suspect réservera un billet d’avion, fréquentera un cybercafé ou utilisera n’importe lequel des services qui vont bientôt nécessiter un numéro aadhaar, cette personne sera aussitôt sous le radar. Mettons, par exemple, que la romancière et militante Arundathi Roy se rende une nouvelle fois dans le Dantewada [2], elle se fera cueillir à son arrivée comme un fruit mûr. Formidable ! Quand l’autorité indienne chargée de l’identification unique (UIDAI) affirme que les données seront confidentielles et conservées au dépôt central des données d’identification, ce n’est qu’une demi-vérité. La confidentialité du dépôt lui-même n’est pas une question secondaire, sachant que l’UIDAI peut en autoriser l’accès non seulement aux services de renseignements, mais aussi à n’importe quel ministère.

La confidentialité n’est pas la seule demi-vérité colportée par l’UIDAI. Une autre consiste à dire que l’aadhaar n’est pas obligatoire, qu’il s’agit seulement d’un “service” facultatif. L’UIDAI assure que “l’inscription se fera librement”. Mais cela revient finalement à vendre de l’eau en bouteilles dans un village juste après avoir empoisonné le puits. En fait, ce sera obligatoire, comme en témoignent de nombreux autres documents. Par exemple, la commission de planification qui planche sur la loi nationale sur la sécurité alimentaire prône “une utilisation obligatoire des numéros aadhar, qui devraient devenir opérationnels à partir de la fin de 2010” (notez le délai optimiste). Pas de numéro, pas de nourriture. De même, la note d’intention de l’UIDAI sur la loi nationale de garantie d’emploi rural part du principe que “chaque citoyen doit fournir son numéro pour obtenir un emploi”. Dès lors, l’aadhaar conditionnera aussi l’accès au travail – autant dire qu’il n’aura rien de facultatif.

En revanche, le processus d’inscription, qui a commencé le 29 septembre 2010, devrait être riche en re­bondissements. L’UIDAI espère inscrire 100 millions d’Indiens d’ici à mars 2011 et 600 millions d’Indiens dans les quatre années qui viennent, soit environ la moitié de la population de l’Inde. Qu’en sera-t-il de l’autre moitié ? Quant à la fiabilité, elle est loin d’être garantie. Lorsqu’on voit la façon dont s’est déroulé le recensement des personnes vivant sous le seuil de pauvreté, on peut s’attendre que la base de données de l’UID soit truffée d’erreurs. Une récente étude de la Banque mondiale a découvert quantité d’anomalies sur la liste des personnes se trouvant sous le seuil de pauvreté. “Dans un district du Rajasthan, plus de 50 % des membres du foyer étaient répertoriés comme belles-sœurs.” De plus, si une personne découvre que ses données d’identification sont fausses, elle doit “demander à l’Autorité” de corriger l’information, mais celle-ci n’a pas l’obligation légale d’effectuer la rectification.

Un compte bancaire pour tous

Le véritable enjeu, en matière de politique sociale, semble être la mise en place d’un programme de transfert conditionnel d’argent (conditional cash transfers, CCT) [3]. Un tel programme permettrait de transférer aux familles nécessiteuses une petite allocation mensuelle sur un compte en banque. A terme, il pourrait remplacer l’actuel système public de distribution [4]. Selon le gouvernement, le succès de ces transferts d’argent repose sur “un système d’identification biométrique”, lié au nouveau numéro aadhaar. Si les artisans du projet ont le champ libre, les services publics indiens tels que nous les connaissons appartiendront au passé, et chaque citoyen aura une carte à puce universelle : bons alimentaires, assurance santé, allocations maternité, tout y sera inscrit. Que cette méthode fonctionne ou non (c’est secondaire), elle sera une aubaine pour le secteur privé. Comme l’écrit The Wall Street Journal au sujet du Rashtriya Swasthya Bhima Yojana (un projet pilote de CCT dans le domaine des assurances santé), “ce programme donne la possibilité aux compagnies d’assurances de se vendre et de développer la notoriété de leurs marques”.

Pis encore, le numéro aadhaar constitue un vrai danger pour les libertés individuelles. Comme un observateur l’a très bien formulé, il crée “l’infrastructure de l’autoritarisme” – un degré sans précédent de surveillance et de contrôle des citoyens par l’Etat. Cette infrastructure ne sera peut-être pas mise au service de noirs desseins, mais pouvons-nous en prendre le risque alors que nos organismes gouvernementaux ont un passé peu reluisant en matière d’arbitraire et d’impunité ?

Alors, ce numéro est-il un outil moderne ou une calamité ? Cela dépend pour qui. Pour les agences de renseignements, les directeurs de banque, les grandes entreprises et l’autorité en charge du projet, ce sera un outil moderne et une bénédiction. Pour le citoyen lambda, en particulier les pauvres et les marginalisés, cela pourrait bel et bien être une calamité.

Lien pour vidéo questions posées à Nandan Nilekani
http://www.courrierinternational.com/article/2010/12/22/l-heure-de-big-brother-a-t-elle-sonne

Par Jean Drèze* dans The Hindu le 22/12/2010

Transmis par Linsay


[1ainsi qu’un scanner de l’iris

[2district où face aux exactions des forces de « sécurité » les maoistes, appelés les naxalites mènent la lutte armée.

[3déjà mis en place au Brésil, au Mexique ou aux Philippines

[4mécanisme permettant aux ménages d’avoir accès à des denrées de base à des prix subventionnés



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