Comment sortir du cercle de la peur ?

lundi 3 juillet 2006
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Un texte d’actualité...d’un auteur qui ne l’est pas moins...

Un objet singulier, peu fréquenté depuis Montesquieu, qui faisait reposer le despotisme sur la crainte : la politique de la peur. Dans quatre pays du Sud de l’Amérique latine, Argentine, Brésil, Chili et Uruguay, au cours des années 1970, des régimes militaires ont fait régner une terreur d’Etat visant à « dissoudre ou isoler les institutions civiles capables de protéger les citoyens contre le pouvoir de l’Etat ».

Par une étrange inversion, l’Etat qui tend à assurer le maintien de l’ordre, la sécurité des personnes et, dans les termes de Max Weber, la « prévisibilité et la calculabilité » du monde social devient le principe d’une sorte d’insécurité radicale et d’une imprévisibilité à peu prés totale. Ces dictateurs qui promettent d’en finir avec la peur, engendrent en fait de nouvelles peurs parce qu’elles brisent profondément les routines et les habitudes sociales, rendant la vie quotidienne imprévisible , elles suscitent un sentiment d’impuissance et l’environnement familier lui-même semble habité par des forces étrangères et hostiles : l’obsession de la survie empêche les gens de vivre.

Le terrorisme et la terreur d’Etat ou les différentes combinaisons possibles de l’un ou de l’autre installent l’incertitude au cÅ“ur du système social (surtout lorsque l’Etat, constitué, comme le dit quelque part Norbert Elias, contre la logique du racket, devient - on en a nombre d’exemples récents - une mafia organisant le racket et le meurtre). Les définitions légales de l’activité criminelle sont vagues ; l’information est imprécise ou inaccessible et la communication difficile ; la violence physique s’exerce ouvertement en association avec des activités semi-clandestines telles que les tortures et exécutions illégales. Les actes d’intimidations publiques (comme les enlèvements accomplis avec un grand déploiement de forces ou les exécutions publiques) instituent l’insécurité la plus extraordinaire au cÅ“ur de l’existence la plus ordinaire. Dans ces conditions, « la capacité de calculer rationnellement les conséquences d’une action est profondément altérée »

Mais l’effet le plus terrible du terrorisme et de la terreur d’Etat est l’atomisation des groupes, la destruction de toute solidarité entre des individus isolés et effrayés. Et aussi le repli vers les solidarités primaires, et cette sorte de « familisme amoral », comme dit Jan Corradi, que vient renforcer la tendance à se désolidariser de ceux qui résistent et dont on craint qu’ils n’attirent la répression. L’inaction cherche sa justification dans un transfert mutuel de responsabilités qui apparaît comme un « échange social d’excuses » ; les gens en place renvoient la balle aux simples citoyens « qui n’ont rien à perdre » ; les simples citoyens aux gens en place "qui ne risquent rien".

L’un dit qu’il est en train de finir ses études, l’autre qu’il ne veut pas créer des difficultés à sa famille ou à son patron, ou encore qu’il a peur que son passeport ne soit pas renouvelé (on pense à Peurs totales de Bohumil Hrabal) ; les jeunes disent qu’ils sont trop jeunes et les vieux trop vieux.

Pire, il n’est pas rare d’observer « une véritable haine à l’égard de ceux qui donnent l’exemple du courage » mettant ainsi les autres en face d’un choix moral difficile. La peur que chacun a de tous les autres isole progressivement les individus et les groupes les plus actifs dans la résistance aux pouvoirs. L’invocation de la nécessité pessimiste ou cynique, fournit un puissant système de défense contre les appels à l’action. Le désespoir conduit à une sorte d’"autisme social" (selon la formule de Bruno Bettelheim) et à la retraite dans le silence. Les menaces publiques et l’intimidation privée se combinent avec les rumeurs pour condamner les individus isolés et incapables de vérifier leurs impressions subjectives par la confrontation avec celles des autres à des croyances plus ou moins irréalistes où les frontières entre le fantastique, le possible et le désiré se trouvent brouillées.

Si par parenthèse, on n’a guère de peine à comprendre cette « logique de l’inaction collective » qui trouve les conditions de son plein accomplissement dans les occasions extraordinaires créées par la politique de la terreur, c’est qu’on la rencontre chaque jour dans toutes les institutions totales, prisons, hôpitaux psychiatriques ou internats, et aussi dans les routines de l’existence bureaucratique ou de la vie intellectuelle, où la crainte diffuse de sanctions incertaines suffit bien souvent à déclencher les innombrables lâchages infinitésimaux qui rendent possibles les grands et les petits abus de pouvoirs.

Est-il possible de briser le cercle de la peur ?

L’analyse comparative des différentes situations historiques montre que la condition majeure d’une telle issue est l’existence d’organisations capables de briser le monopole des communications contrôlées par l’Etat, de fournir une assistance matérielle et juridique, de soutenir les efforts de résistance et d’imposer peu à peu la conviction que l’horizon n’est pas fermé à jamais. Cela, en permettant à la grande majorité des gens de se convaincre que l’exceptionnalisme héroïque n’est pas la seule possibilité d’action et de prendre de l’assurance en découvrant que beaucoup d’autres pensent et agissent comme eux et aussi que des personnalités importantes (dans le pays ou à l’étranger) soutiennent leur action et renforcent les barrières protectrices.

Autrement dit, les stratégies les plus efficaces sont celles qui conduisent la majorité silencieuse et terrorisée à découvrir et à montrer sa force collective à travers des actions relativement ordinaires et peu risquées mais qui, accomplies au même moment par un très grand nombre de personnes concertées (comme un mouvement silencieux de toute une population vers le centre ville ou la fermeture simultanée de toutes les maisons et de toutes les boutiques) produisent un immense effet symbolique d’abord sur ceux qui les accomplissent, et aussi sur ceux contre qui elles sont dirigées.



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jeudi 13 septembre 2012 à 07h29 - par  Charles Hoareau
mercredi 12 septembre 2012 à 23h28

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