DE LENINE A STALINE

ou entre continuités et discontinuités
mardi 14 septembre 2010
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Certainement, nombre de communistes sont comme moi, et certainement plus largement nombre d’autres personnes, préoccupés de voir clair dans le déroulement historique du 20e siècle, dans les rôles respectifs des « grands » personnages de l’épopée, souvent tragique, de ce qui est appelé le communisme et ne correspond pas nécessairement à ce qui était annoncé sous ce nom.
J’ai déjà mis en évidence dans plusieurs textes que chercheurs, philosophes, sociologues, historiens, responsables politiques...sont de plus en plus nombreux à considérer qu’il y a eu une usurpation, voire une immense tromperie ou escroquerie intellectuelle, concernant ce qui a été mis en oeuvre dans les pays dits « communistes » ou « socialistes ».

LE SOCIALISME, C’EST BOURGEOIS

Le souci de comprendre m’a amené tout d’abord à remonter aux sources, lesquelles d’ailleurs ne peuvent se limiter à Marx, lui-même considérant que son travail avait trois origines, l’économie politique anglaise, la philosophie allemande et le socialisme/communisme français, même si chacun s’accorde pour considérer le rôle considérable qui a été le sien dans la fondation de ce qui est appelé par lui le communisme, le terme de socialisme étant récusé par Marx et Engels quand il s’est agi de « baptiser » Le Manifeste : « Le socialisme, c’est bourgeois », écrit Engels dans la préface de 1888, rendant compte de leurs considérations communes.

J’ai, trop longtemps certainement, considéré que les rôles respectifs de ces personnages pouvaient s’inscrire dans une continuité homogène, sans ruptures ni contradictions dans leurs apports personnels à la théorie, comme à la politique plus simplement.

LA PANACEE DU MATERIALISME HISTORIQUE

Il est vrai que l’ensemble des théorisations était alors englobé, sinon englué, sous l’appellation générale de « matérialisme historique » lequel, j’en suis bien conscient maintenant, avait l’avantage, ou plutôt le désavantage, selon le point de vue que l’on adopte, de gommer les contradictions, ou même plus simplement les différences d’approche entre les différents théoriciens se réclamant de ce matérialisme.

Ainsi, récemment, Anicet Le Pors, dans un article de l’Humanité intitulé : « Les options, que l’on dira socialistes, d’une société de type nouveau », écrit-il que, « dans une crise qui est bien une crise de système, il est plus que jamais nécessaire de dire quelles seraient les transformations quantitatives et qualitatives qu’il faudrait réaliser pour contester le capitalisme, à la fois nocif et incapable de répondre aux besoins humains de notre époque.

Et il poursuit : « Il ne s’agit pas de revenir sommairement au séquençage que proposait le matérialisme historique – communisme primitif – féodalisme – capitalisme – socialisme – communisme, mais de s’inscrire néanmoins dans une perspective historique prolongeant la trajectoire antérieure – Entreprise difficile sans doute dans le désenchantement ambiant mais qui reste de la responsabilité des femmes et hommes de notre temps. »

HYPOTHESE SOCIALISTE ET/OU HYPOTHESE COMMUNISTE ?

Contrairement à d’autres et à moi-même, Anicet Le Pors écrit encore : « A cet effet, la stratégie de la récusation n’est pas la bonne solution : le contraire d’une erreur n’est pas nécessairement une vérité. L’hypothèse socialiste reste sur le chantier et il convient de lui donner un contenu tenant compte des échecs, mais aussi des enseignements du 20e siècle « prométhéen », en souvenir de ce titan de la mythologie grecque qui avait voulu donner le feu du ciel aux hommes... »

Un peu plus loin, il confirme : « Elle ne justifie pas un rejet puéril et elle appelle au contraire, à la lumière de l’expérience, une refondation sérieuse. »
Ainsi, tout un temps, mon esprit n’avait pas pris en compte la conscience de la diversité des conceptions, voire de leurs oppositions en de nombreux domaines.

Ainsi pouvait aussi se justifier un certain monolithisme de pensée qui pouvait amener à considérer que tous les communistes devaient partager les mêmes idées et avoir les mêmes comportements, le tout statufié dans le concept de « centralisme démocratique ».

Aussi, j’ai considéré longtemps que le Comité Central du PCF, de même qu’individuellement les principaux dirigeants du PCF, possédaient cette qualité, pourtant assez inimaginable, de ne pouvoir se tromper.

Et, avec le recul, il m’apparait qu’il a fallu que je sois confronté à plusieurs évènements de l’importance du rapport Krouchtchev pour que des soupçons, établissant que la réalité pouvait être autre, puissent conduire à une prise de conscience de cette réalité de la réalité.

LA COMPLEXITE DES MOUVEMENTS DE L’HISTOIRE

Il m’apparait que, par la suite, j’ai rattrapé mon retard de compréhension des complexités de vie des sociétés, notamment de leurs mouvements, des causes de ces mouvements qui peuvent être diverses, jusqu’à parvenir à cette idée que la complexité de la réalité est toujours plus complexe que ce que la conscience peut en connaître à tel ou tel moment.

Cependant, ces derniers jours, chez un bouquiniste, j’ai acheté un n°63 de 1996 des Cahiers d’Histoire de Espaces Marx avec, notamment un article de Jean-Jacques Goblot intitulé : « Lénine et la genèse du stalinisme », lequel m’a rapidement conduit à me replonger dans un certain nombre d’écrits, de Goblot lui-même, mais aussi de Moshe Lewin, de Georges Lukacs, de Lucien Sève, de quelques autres encore.

UNE CERTAINE GENESE DU STALINISME DANS LE LENINISME

Non que ma pensée ne soit étrangère au thème même de l’article, une certaine genèse du stalinisme dans le léninisme, j’avais même écrit dans quelque article précédent que Lénine avait préparé conceptuellement les élaborations de Staline...mais cela était affirmé plutôt métaphysiquement, mécaniquement, sans connaissance des conditions concrètes dans lesquelles ces élaborations respectives avaient pu prendre corps, et comment, par delà la volonté et l’intelligence des hommes, combien et comment les réalités avaient pu, en fait, s’imposer à eux, alors que, en général, l’historiographie présente ces quelques hommes, voire un seul de ces hommes, décidant pour, plutôt à la place, de millions d’autres, pour et à la place des peuples.

Jean-Jacques Goblot peut être ainsi un régal pour la pensée, mais c’est aussi le cas pour d’autres, sans oublier tous ceux qui mettent en évidence la richesse de ces apports pour la pensée humaine en général, et le marxisme en particulier.

D’ABORD LENINE ET MARX

L’on a pris l’habitude de commencer par les fins, mais Goblot finit par où il aurait dû commencer, c’est-à-dire en considérant non pas les rapports Lénine/Staline, mais ceux entre Lénine et Marx et les différences d’appréhension des réalités qui les caractérisent.

« Pour préciser et compléter mes conclusions, indique Jean-Jacques Goblot, je voudrais revenir sur ce texte de Lénine : « Le socialisme est impossible (… ) sans une organisation d’Etat méthodique qui subordonne des milliers d’hommes à l’observation rigoureuse d’une norme unique... ».

Il y a là un mot-clef du langage léninien : le mot organisation. L’expérience initiale de Lénine, c’est le gâchis de la « dispersion », de l’ « éparpillement » et du « cloisonnement » dans un pays où prédomine la petite production marchande : d’où la nécessité impérieusement ressentie de dépasser ce stade « artisanal » grâce à une organisation unitaire, efficace, rationnelle.

L’élément organisateur est figuré par diverses métaphores : image d’une machine avec ses roues et ses rouages ; image d’un orchestre, sans doute empruntée à Marx ; usage d’un vocabulaire militaire ( armée, état-major, avant-garde, détachement ).

LA FABRIQUE CAPITALISTE, MODELE D’ORGANISATION

Mais le paradigme majeur est celui de la grande industrie mécanique : c’est la fabrique, « forme supérieure de la coopération capitaliste », qui a concentré le prolétariat et lui a fourni son arme principale dans le combat de classe : l’esprit d’organisation ; c’est la grande industrie mécanique qui constitue la « base matérielle » de l’aptitude à l’organisation.

« D’où par exemple, l’intérêt de Lénine, dès 1914, pour la rationalisation taylorienne du travail industriel : comme l’avait fait Engels, il souligne l’antagonisme entre la réalité créée à l’intérieur de la fabrique et le chaos capitaliste à l’échelle de la production sociale.

« Plus généralement, poursuit Goblot, il ne fait que durcir l’opposition engelsienne entre « l’anarchie » propre à la production marchande et « l’organisation planifiée consciente ».

« D’où sans doute la surestimation, dans son analyse quelque peu hâtive du capitalisme monopoliste d’Etat, des tendances à l’étatisation, qui étaient en fait, au moins pour une part, liées aux nécessités conjoncturelles d’une économie de guerre. »

L’ETATISME

Goblot persévère dans sa démonstration : « Dans l’Etat et la Révolution, le système socialiste issu du capitalisme monopoliste d’Etat est défini comme un « cartel unique », où la rationalité créée par le capitalisme à l’intérieur de la fabrique sera étendue à l’ensemble de l’économie : « La société tout entière, écrit Lénine, ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier. » Il ajoute aussitôt que cette « discipline d’atelier » étendue à toute la société est un « échelon nécessaire », et non un idéal » ; mais en fait on ne voit pas que l’horizon de sa réflexion aille au-delà de cet échelon – même lorsqu’il évoque « la phase supérieure de la société communiste ».

LE COMMANDEMENT UNIQUE...

« Une conception semblable, ajoute encore Goblot, apparaît lorsque Lénine, en 1918, défend le principe du « commandement unique » dans l’industrie : « Toute grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base matérielle du socialisme, exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d’hommes. »

« Lénine ajoute, c’est toujours Goblot qui écrit, que lorsque les travailleurs seront « parfaitement conscients et disciplinés », la direction à laquelle ils devront se soumettre ressemblera à « la direction délicate d’un chef d’orchestre » : pour l’heure, elle revêt nécessairement des formes plutôt plus tranchées, dictatoriales ».

« D’où la nécessité – tout en s’appuyant sur « l’abnégation » et le sens de la discipline propres à l’avant-garde prolétarienne – de ne pas reculer devant l’emploi de la contrainte et de balayer résolument « les vestiges du fameux esprit démocratique. »

...CONTRE LE LAISSER-ALLER PETIT-BOURGEOIS

« On remarquera, ajoute Goblot, que la nécessité d’une soumission « sans réserve » à une autorité unique n’est pas justifiée ici par les conditions exeptionnelles de la guerre civile : elle découle, selon Lénine, de la « base matérielle » propre au socialisme, et elle ne peut être imposée que dans une lutte âpre contre le « laisser-aller petit-bourgeois », qui imprime sa marque à toute la vie sociale dans un pays où prédomine la petite production marchande. »

Goblot reprend alors l’ensemble de sa démonstration : « Etouffement et blocage des relations marchandes, conceptions sommairement unitaires et centralisatrices, méthodes directivistes : on peut penser que la politique stalinienne trouvait dans tout cela des prémisses à son développement.

« Mais au surplus, en cette fin de 20e siècle où le développement des forces productives tend à frapper de caducité tout type d’organisation fondé sur une séparation radicale des fonctions de conception et d’exécution, comment ne pas reconnaître qu’il y a quelque chose d’archaïque dans les vues de Lénine. »

MARX VOIT PLUS LOIN QUE LENINE

« Je pense, poursuit-il, qu’à certains égards la pensée de Lénine embrasse un horizon moins étendu que la pensée de Marx : Marx a vu plus loin que Lénine lorsqu’il a montré que la production industrielle moderne impliquait la « fluidité des fonctions », la « mobilité universelle » du travailleur, le plus grand développement possible de ses aptitudes les plus diverses, et que c’était là « une question de vie ou de mort.

« Marx va plus loin que Lénine parce qu’il a observé pendant un quart de siècle le développement de la grande industrie : Lénine ne dispose pas, et de loin, d’un acquis analogue.

« Au surplus, l’horizon de sa réflexion est borné par le fait qu’il a concentré son attention, pendant toute une époque, sur les formes « embryonnaires » du développement du capitalisme dans un pays où la grande industrie mécanique, encore très récente, n’apparaissait que comme le dernier mot de ce développement.

« Je soumets à la discussion cet examen des failles et des erreurs qui ont pu contribuer à creuser l’ornière du stalinisme. Lénine lui-même les apercevait en cours de route et s’efforçait de les corriger : mais il a quitté la scène de l’histoire à 53 ans, laissant à peine ouvert le chantier de la construction d’une société nouvelle. »

NUL NE PEUT CAUSER NOTRE PERTE SAUF NOS PROPRES ERREURS

« De la première grande tentative de dépassement du système capitaliste, l’histoire est aujourd’hui bouclée, constate pour sa part Jean-Jacques Goblot, elle a largement confirmé l’avertissement que le grand révolutionnaire, en janvier 1921, adressait au 2e congrès des mineurs de Russie : « Nul ne peut causer notre perte, sauf nos propres erreurs. »

« Cette lucidité là et cette capacité de se remettre en cause, « en conservant force et souplesse pour, à nouveau, repartir à zéro », voilà sans doute ce qui a manqué après lui. C’est aussi ce dont nous avons besoin : de ce point de vue, Lénine reste un grand exemple... »

Staline, on le sait, se prétendait le meilleur défenseur des « principes du léninisme » ; mais tout en maintenant soigneusement la référence aux dits principes, sacralisés et transformés en dogme, n’a-t-il pas été le « fossoyeur » du léninisme bien plutôt que son continuateur ?

« C’est, dit Goblot, l’opinion que défendait Georges Lukacs ; et dans ses travaux remarquables sur « la formation du système soviétique », l’historien Moshe Lewin parvient à des conclusions analogues, qui pour l’essentiel me semblent fondées. »

DU SUBLIME AU GROTESQUE

« Tout confirme, conclut Goblot, en effet qu’il existe une rupture essentielle, en théorie comme en pratique, entre Lénine et Staline. Reste que le stalinisme n’a pas été une aberration accidentelle : comment soutenir qu’il n’a « rien à voir » avec l’oeuvre et la pensée de Lénine ?

« Dénégation stérile, et à vrai dire parfaitement absurde.

« Disons plutôt qu’il s’agit d’un léninisme avili, travesti et dénaturé, d’un avatar caricatural du léninisme.

« Or, s’il en est ainsi, pouvons-nous nous dispenser d’examiner le processus qui conduit à cet avilissement ?

« Je m’aiderai ici de Lénine lui-même : toujours très attentif aux « critiques » et aux « maladies de croissance » qui ont marqué à son époque le développement du marxisme, il observait que chaque « victoire du marxisme », dans le mouvement ouvrier russe, avait entraîné l’apparition d’une « caricature du marxisme. »

« C’est dans le même esprit qu’il dénonçait en 1921 certaines « exagérations du communisme de guerre : « Du sublime au grotesque, écrivait-il, il n’y a qu’un pas. »

LA LOGIQUE PARADOXALE DE LA CONQUETE

« Or s’il est vrai, comme on l’a dit, que le stalinisme s’est largement constitué à partir des pratiques et des conceptions du communisme de guerre, ne peut-on dire aussi que la caricature la plus monstrueuse a été le fruit de la victoire la plus éclatante – celle que les bolchéviks remportèrent sur les gardes blancs armés et soutenus par toutes les grandes puissances ?

« Avec son extraordinaire lucidité, dit Goblot admiratif, Lénine, dans ses dernières années, semble déjà apercevoir la logique paradoxale qui devait aboutir à un tel résultat – par exemple quand il compare les communistes russes, vaincus par leur propre conquête, à un peuple conquérant contraint d’adopter les moeurs et la culture du peuple qu’il a subjugué. »

Il faudrait sans doute voir là aussi une manifestation de ce que Marx entendait lorsqu’il disait que ce sont les masses qui font l’histoire.

Et sans doute faudra-t-il y revenir en ce sens !



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