Luttes radicales…

samedi 23 janvier 2010
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Article paru sur les Cahiers d’histoire sociale

Au cours des derniers mois, le thème des nouvelles radicalités de lutte émerge dans le débat social. Le recours à des séquestrations de cadres ou de dirigeants, les menaces de faire sauter des usines… auraient à la fois le sens d’une exaspération ouvrière et d’une critique explicite des formes d’action traditionnelles. Outre le fait que ces mises en évidence expriment la volonté d’opposer ces méthodes de lutte aux processus de mobilisation de masse unitaires en œuvre dans la période, elles témoignent d’une ignorance intéressée des formes d’action de même type largement mises en œuvre par le mouvement ouvrier français au cours de son histoire.

La question des radicalités de lutte renvoie à la dureté de l’affrontement des classes en France. Ces radicalités ne se réduisent pas à la violence, bien qu’elles y trouvent une source. Les radicalités défensives résultent des stratégies de répression de l’Etat et du patronat qui recourent avec constance à la criminalisation des syndicalistes. Ce sont des radicalités de riposte, telles qu’on peut les observer par exemple lors des grèves des mineurs de 1947-1948, ou à l’occasion d’autres conflits très durs (Saint-Nazaire en 1955 par exemple). Mais il existe d’autres radicalités à la fois défensives et offensives, telles celles dont usèrent les travailleurs du Livre lors du long conflit du Parisien libéré ou, récemment, les « Robins-des-Bois » d’EDF.

On trouve parmi les répertoires de la mobilisation ouvrière d’autres modes d’action que ceux fondés sur des logiques d’affrontement physique ou symbolique. Le syndicalisme révolutionnaire préconise ainsi de recourir au sabotage et au coulage de la production. Mais d’autres méthodes sont possibles, leur champ est même illimité.

Nous avons choisi d’illustrer cela au travers de la publication de deux extraits des Mémoires inédites. [1] de Charles Marck qui fut trésorier de la CGT avant la guerre. Ces textes sont des récits d’action. Le premier concerne une initiative originale de distribution de tracts réalisée lors du procès dit du Sou du soldat en 1911. Il n’est pas indifférent d’y constater, outre un curieux voyage dans Paris, l’atmosphère de confrontation avec la police qui caractérisait alors l’expression ouvrière dans la rue. On notera que Marck, responsable national de la CGT, faisait partie de l’aventure, ce qui n’est pas rien.

Le second concerne le recours à une action de solidarité, au demeurant très efficace, des ouvriers du bâtiment avec les employés des grands magasins parisiens en 1909. (Alain Narritsens)

L’affaire Viaud-Baritaud-Dumont

« Le Sou du soldat institué par le Syndicat du bâtiment de la Seine qui, ainsi que l’indiquait la lettre qui accompagnait chaque mandat envoyé aux jeunes syndiqués sous les drapeaux, était destiné à leur rappeler qu’ils ne devaient jamais oublier qu’ils appartenaient toujours à la classe ouvrière, malgré leur incorporation au régiment, constituait aux yeux des dirigeants, une propagande à laquelle il fallait mettre un terme, et fut l’occasion d’exercer des poursuites contre les secrétaires du syndicat : Viaud, Baritaud et Dumont.

Traduits devant le tribunal correctionnel, le 10 janvier 1911, ils furent condamnés à huit mois de prison en vertu des « lois scélérates » [2] (…).

(…) Pas un procès n’est engagé contre les militants sans qu’on déterre immédiatement « la répression anarchiste et les provocations au meurtre et au pillage » ce qui permet des condamnations toujours lourdes.
Donc nos camarades Viaud, Baritaud et Dumont comparaissaient devant le tribunal correctionnel et, à ce sujet, il avait été décidé qu’une grève de 24 heures serait déclenchée le même jour pour protester contre les poursuites.

Convoqués devant le Palais de Justice, nombreux furent les ouvriers qui répondirent à l’appel et ils cherchèrent à se réunir sur le boulevard du Palais. Mais la police avait formé des barrages et toutes les rues y conduisant étaient interdites. Les manifestants furent refoulés, les uns vers le Châtelet, les autres vers le boulevard Saint-Michel et les quais. Cependant le nombre des protestataires était si grand que les flics furent sur le point d’être débordés. L’arrivée de renforts permit de dégager les abords du Palais.

Des tracts, en quantité, avaient été distribués sur le passage des manifestants, mais maints furent arrachés des mains des distributeurs et détruits dans les postes.

J’avais demandé à notre camarade A., du syndicat des chauffeurs de taxis, de vouloir bien se mettre à notre disposition pour assurer la propagation du plus grand nombre de ces tracts dont j’étais muni amplement et m’étant fait accompagner de deux petits camarades nantais, nous nous dirigeâmes vers le boulevard Saint-Germain où la foule était dense.

20 janvier 1907, les dragons empêchent la manifestation

Nous avions déjà parcouru un long trajet, et arrivés au pont Saint-Michel, nous nous engageâmes résolument pour traverser les deux ponts en passant devant le Palais. Les flics s’écartaient pour nous laisser passer, car nous avions arrêté notre distribution, mais lorsqu’ils s’aperçurent que nous étions nous-mêmes manifestants ils commencèrent la chasse au taxi d’A et ayant établi un barrage au milieu du pont ils tentèrent de nous arrêter. Ce que voyant notre camarade appuya sur le champignon et l’auto n’eut pas de peine à se frayer un chemin, cependant que Lépine faillit être écrasé car il était à peine à vingt centimètres de nous quand nous passâmes à côté de lui. Il l’avait échappé belle.

Continuant notre course, des agents de police et des mouchards se mirent en devoir de nous rejoindre et l’un de ces derniers, qui avait réussi à mettre la main sur la portière, fut rejeté en arrière, l’un de mes petits compagnons lui ayant asséné un violent coup de poing sur la main.
Nous n’aurions pas été arrêtés si un embarras de voitures (…) ne nous avait contraints de stopper (…).

A. abandonnant là son taxi, disparut. Quant à nous trois, avec les tracts que nous avions vivement retirés de la voiture, nous fûmes recueillis par un concierge qui nous fit rentrer dans son immeuble et vint nous avertir quand tout danger eut disparu. Nous dirigeant vers les grands boulevards, nous prîmes l’omnibus « Madeleine-Bastille », en direction de la Madeleine et nous mîmes en demeure du haut de l’impériale de jeter nos tracts à la foule qui s’amassait, dès que le véhicule s’arrêtait.

Nous arrivions au Carrefour des « Ecrasés », ainsi appelait-on le carrefour Montmartre, quand nous vîmes surgir une brigade de flics qui entourèrent l’automobile et la firent se ranger le long du trottoir et se mirent en demeure de nous faire descendre après avoir fait évacuer tous les autres voyageurs. Dix mille personnes s’étaient massées et nous continuions à leur jeter les circulaires. Mais tout a une fin et nous fûmes emmenés au poste du Faubourg Montmartre où nous fûmes enfermés jusqu’à une heure du matin, puis relâchés.

A. partit précipitamment pour la Belgique. Il craignait en effet d’être poursuivi pour tentative d’assassinat sur le préfet de Police Lépine et il eut été condamné très lourdement, on s’en doute ».

Les employés des grands magasins pour la fermeture à 7 heures

« Combien de ceux qui travaillaient au Bazar de l’Hôtel-de-Ville peuvent se faire une idée des luttes entreprises vers 1909, pour arriver à faire fermer les portes des grands magasins, et particulièrement de celles que durent entamer les employés de Ruel, qui voulaient quitter à 7 heures au lieu de 8 chaque soir.

Mais la chambre syndicale, avec ses Arthur Rozier, ses Martinet et ses Renaudel n’était pas du tout disposée à soutenir un tel mouvement de revendication, autrement que par des visites temporaires aux bureaux de « monsieur Ruel », et des promesses que leur faisait ce bon patron.

Avec Gogumus [3] à sa tête et des camarades qui n’étaient pas disposés à suivre la même direction que celle qui était imprimée aux adhérents de la Chambre syndicale, un autre groupement fut fondé et les premières revendications qui furent étudiées touchaient justement la fermeture du soir. Tout de suite, il se forma un mouvement sympathique qui devait entraîner la réussite. Mais celle-ci n’alla pas sans que des bagarres ne soient provoquées pour y parvenir. (…)

mai 1909, la troupe remplace les postiers en grève

J’ai dit que la fermeture se faisait à 8 heures, ce qui faisait que les employés n’étaient jamais libérés avant 8 heures ½, une fois leurs déployés assurés. Pourtant, à deux ou trois reprises Ruel avait été prévenu qu’il ne devait plus en être ainsi et comme à deux délégations qui lui avaient été désignées, il n’avait rien voulu répondre – la seconde devait même voir l’expulsion de Gogumus, de Beausoleil [4], de Lévy [5] des bureaux directoriaux – il fut décidé qu’une action plus énergique serait engagée.
Et c’est ainsi qu’ayant fait appel aux ouvriers des autres corporations, dont ceux du Bâtiment, qui formaient, en quelque sorte la grosse clientèle du Bazar pour l’outillage, rendez-vous fut pris un soir vers 6 heures ½ devant tous les rayons, avec la consigne d’empêcher toute vente, quelle qu’elle soit, à partir de 7 heures.

Mais la police fut rapidement prévenue et, envahissant le Bazar, elle se mit en devoir d’en expulser les éléments nombreux qui avaient religieusement suivi les ordres reçus.

Le résultat fut que le lendemain, satisfaction était donnée.

Omettrai-je de signaler que parmi le personnel du magasin, il y en eut qui aidèrent les flics à chasser ceux qui étaient venus défendre leurs intérêts ?
Mais pour essayer de reprendre ce qui avait été accordé auparavant, les magasins voulurent rouvrir la discussion et une nouvelle bataille s’engagea où Gogumus fut poursuivi et emprisonné. Mais finalement la fermeture à 7 heures fut maintenue.

Ça n’avait pas été sans mal ».



Photos : médaillon et 1907 : IHS
Poste : reprise par RM du blog.leMonde.fr


[1Nous remercions Michel Pigenet de nous avoir fait connaître ces textes.

[2Il s’agit des lois anti-anarchistes votées en décembre 1892 et en juillet 1894 suite à l’attentat d’Auguste Vaillant à la Chambre des députés et à l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste italien Caserio.

[3Charles Gogumus, membre du Conseil d’administration de la Chambre syndicale des employés.

[4Clément Beausoleil, membre du syndicat des employés de la Seine.

[5Albert Lévy, trésorier de la CGT de 1904 à 1909.



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