Les invisibles de la représentation

mercredi 29 avril 2009
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Un fossé s’accroît au coeur de nos démocraties, sans que l’on s’en émeuve véritablement : celui qui tend à éloigner de l’univers politique des segments de plus en plus nombreux de la société (jeunes, catégories populaires, chômeurs, populations d’origine étrangère...). De toutes les inégalités sociales, celles qui régissent l’accès à la décision politique apparaissent les mieux tolérées.

Toutes les données d’enquêtes convergent cependant depuis longtemps : la participation politique est le fait des groupes les mieux intégrés socialement ; le niveau d’intérêt pour la politique, l’engagement associatif ou partisan varient sensiblement avec le niveau de diplôme et avec l’âge ; la probabilité de manifester ou de s’exprimer dans l’espace public sous différentes formes, conventionnelles ou non conventionnelles, s’élève avec le niveau social ou culturel.

Mais l’évolution la plus préoccupante tient aux chiffres de la participation électorale. Si l’on met de côté le sursaut de l’exception présidentielle de 2007, les jeunes, les ouvriers ou les chômeurs sont désormais presque aussi nombreux à s’abstenir qu’à se déplacer aux urnes dans les scrutins courants. Dans nos démocraties, il faut bien convenir que le suffrage n’a plus d’universel que le nom.

Dans le même temps, nos démocraties représentatives continuent d’attribuer à l’élection un rôle déterminant. C’est, par exemple, en invoquant l’onction du suffrage populaire que Nicolas Sarkozy affronte et cherche à briser toutes les autres formes de légitimité et de contre-pouvoir qui s’interposent entre lui et les gouvernés. C’est en se prévalant de ce même suffrage universel qu’à d’autres échelles les élus de tous poils s’emploient à revendiquer le monopole de la définition de l’intérêt général, contre toute forme de démocratie participative, se refusant à accepter l’évidence d’une représentativité électorale aux allures de peau de chagrin.

Cette sécession électorale, liée à des processus de désaffiliation sociaux et politiques plus généraux, présente le risque que ces catégories soient oubliées dans les politiques publiques elles-mêmes. Notre démocratie risque bien ainsi de devenir inégale, orientée vers ceux qui seuls comptent au regard des décideurs pour leur être proches sociologiquement ou parce qu’ils les craignent. Ces mêmes politiques contribuent en retour à culpabiliser, affaiblir et à marginaliser davantage les plus pauvres, les privant des ressources matérielles et symboliques dont ils pouvaient encore disposer pour se faire entendre dans l’espace public.

Rien n’indique que cette menace d’un glissement progressif et silencieux de nos démocraties vers des formes plus ou moins contrôlées d’oligarchie soit prise au sérieux par ceux qui réfléchissent aux transformations des démocraties représentatives. Elle relève de l’impensé. Pis, certains théoriciens, par un étrange aveuglement, se croient autorisés à donner le coup de pied de l’âne, en attribuant à un excès de participation populaire, à un trop-plein de revendications individuelles ou collectives les problèmes de la démocratie contemporaine.

C’est à ce déficit de participation des populations les moins intégrées socialement qu’il convient aujourd’hui de trouver des solutions si l’on veut replacer la démocratie dans son programme initial : celui de l’égalité politique.

Deux exigences se profilent qui doivent guider cette recherche :
- celle d’une démocratie authentiquement participative dont la finalité principale devrait consister à abaisser le coût d’entrée dans l’espace public des acteurs les plus faibles. L’enjeu est celui d’une politisation, d’un réarmement symbolique, d’une recherche systématique d’inclusion des groupes les plus fragiles dans la discussion politique. Cela suppose une volonté politique et des moyens massifs, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale ;
- celle d’une démocratie authentiquement délibérative, dans laquelle le point de vue et les intérêts de ces groupes pourraient être à nouveau rendus présents dans le processus de prise de décision, issu lui-même d’un débat public ouvert et non confisqué par quelques-uns.

Pour mettre en pratique ce double programme, au-delà des nécessaires ressaisissement et renforcement des organisations censées représenter ces groupes, des solutions procédurales existent, que l’on regroupe généralement sous le vocable aujourd’hui galvaudé de « démocratie participative ». La plupart sont issues d’initiatives étrangères (Amérique latine, Canada, Europe du Nord...) : le budget participatif, les conférences ou jurys de citoyens, le débat public... Largement ignorées en France et souvent dévoyées dans leurs usages, ces formes démocratiques émergentes ont le mérite d’ouvrir des solutions, fragiles, limitées, insatisfaisantes à ce déficit de participation. Souvent caricaturés, suspectés parfois à raison de servir les intérêts des acteurs les plus puissants, ces dispositifs méritent à tout le moins d’être discutés et critiqués, mais aussi d’être pris au sérieux et expérimentés.

La question qui se pose est de savoir si nous avons les moyens de nous désintéresser de ces formes nouvelles d’interface entre gouvernants et gouvernés. Sauf à considérer que le statu quo est préférable - ce que bien peu accepteraient - ou à opter pour des formes de changements plus révolutionnaires - autre option tout à fait cohérente -, avons-nous véritablement le choix ? Une telle démarche n’est par ailleurs, faut-il le rappeler, nullement exclusive d’autres programmes d’action ou de réforme : mobilisation dans les rues ou devant les tribunaux, vote obligatoire ou changement constitutionnel.

L’enjeu d’une telle exploration de formes démocratiques nouvelles est considérable : il tient à la possibilité de faire participer au processus de prise de décision tous ceux, sans exclusive, que cette décision risque d’affecter. Il est celui de l’accès à l’espace public et au processus de fabrication des politiques de tous ceux que le fonctionnement déréglé et le jeu socialement biaisé des institutions de la démocratie représentative tendent aujourd’hui à rendre invisibles.

Loïc Blondiaux



Loïc Blondiaux est enseignant et chercheur en sciences politiques à l’université Paris-I.



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