Des journalistes au bord de la rebellion.

jeudi 8 février 2007
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Où classer cet article à luttes ou à liberté ?...

La place disprorportionnée que les médias français consacrent à certains candidats à l’élection présidentielle ainsi que les conditions - fort peu démocratiques - du renouvellement des membres du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ont relancé le débat sur l’équilibre de l’information en France.Les journalistes accueillent les critiques qu’on leur adresse avec moins de dédain qu’auparavant.
D’autant que depuis quelques années, leur propre statut de salariés est menacé.

Le 21 novembre 2005, les salariés de Libération votaient la grève contre un plan de cinquante-deux licenciements imposé par le principal actionnaire, M. Edouard de Rothschild.

Le soir, un délégué syndical du quotidien, par ailleurs journaliste social, exprimait son trouble sur France Inter :

"On découvre tout à coup ce qu’on raconte dans nos reportages sur les salariés de Hewlett-Packard.

Là, on les comprend.

On apprend qu’il y a un actionnaire qui est en train de tailler dans le vif, de supprimer des emplois, simplement parce qu’il ne veut pas perdre de l’argent.« Au printemps suivant, quand M. de Rothschild, congédia Serge July, fondateur et directeur de la publication, une représentante de la société civile des personnels s’étonna de la naïveté de ses camarades. »Ils découvrent que Libé est aussi une entreprise ; qu’il y a un patron, un actionnaire, un mode de fonctionnement auquel on ne peut pas couper [1] 

POUR M. LAGARDERE, L’INDEPENDANCE DE LA PRESSE, C’EST DU »PIPEAU".

Quoi !

Le conflit entre capital et travail existerait aussi dans les entreprises de presse ?.

Cette « découverte » n’illumine pas uniquement les personnels de Libération.

Au France Soir, d’ordinaire peu cléments vis-à-vis des grévistes, ont eux-mêmes cessé le travail durant cinq semaines pour protester contre la métamorphose du journal assortie du licenciement d’une moitié de l’effectif ;

Paris Match a essuyé sa première grève depuis 1968, à la suite de l’éviction du directeur de l’hebdomadaire, coupable, aux yeux du propriétaire, M. Arnaud Lagardère, d’avoir vexé M. Sarkosy, alors que Lagardère Active Media arrête ou vend plusieurs titres et annonce la suppression d’environ trois cent postes en France, les syndicats du groupe affrontent le « tournant numérique » opéré par l’industriel.

Lequel ne juge plus nécessaire d’entretenir chez ses journalistes l’illusion d’un statut perticulier :

"C’est quoi l’indépendance en matière de presse ?, s’agace M. Lagardère.

Du pipeau.

Avant de savoir s’ils sont indépendants, les journalistes feraient mieux de savoir si leur journal est pérenne [2]."

De son côté, l’équipe du Parisien - Aujourd’hui en France a débrayé pendant vingt-quatre heures en décembre :

Le groupe Amaury exigeait d’elle « 15 à 30% de gains de productivité pour accroître sa compétitivité ».

Au Nouvel Observateur, une majorité de la rédaction s’est opposée au choix d’une nouvelle direction éditoriale effectué par M. Claude Perdriel, propriétaire du titre.

Il n’est pas jusqu’au groupe Le Monde qui ne bruisse de « mises en garde » et de « motions de défiance » infligées à la direction par la société des rédacteurs et les représentants du personnel, tantôt pour protester contre les indemnités pharaoniques versées à un directeur général en partance, tantôt pour signifier la « perte de toute confiance » envers les dirigeants du pôle magazine.

Pour la première fois dans l’histoire du quotidien vespéral, une décision stratégique - l’édification d’un pôle de presse régionale dans le sud de la France en partenariat avec Lagardère - a été actée malgré l’hostilité des journalistes-actionnaires appelés à se prononcer sur le projet en septembre dernier.

Un décrochage s’amorce entre les rédactions et les dirigeants d’entreprise à mesure que ces derniers parachèvent la normalisation commerciale de l’information, ce « service d’intérêt général » que les résistants avaient appelé de leurs voeux.

Dressant en 2005 le bilan de l’année précédente, le Sybdicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT) a relevé une élévation conjuguée de la pression économique et de la température sociale.

« En France, 2005 aura été la plus noire pour les médias depuis soixante ans, c’est-à-dire depuis l’adoption des ordonnances de 1944 sur la presse [3]. »

Déjà, en 2004, grèves et protestations de journalistes avaient éclaté sur un arc allant du Figaro (racheté par Dassault en 2003) à Publihebdos (premier groupe français de presse hebdomadaire régionale détenu par Ouest France), en passant par l’audiovisuel public, Le Républicain lorrain, l’Agence France-Presse (AFP), Sud-Ouest, le groupe EMAP...

Toutefois, à de rares exceptions près, propriétaires et directeurs enjambent les modestes barricades dressées sur leur chemin.

Ce regain de conflictualité dans les entreprises de médias tranche avec les années du « miracle Internet », dont les recettes publicitaires surabondantes avaient gonflé la bulle d’un optimisme béat.

La brutalité des retrusturations intervenues depuis dans le secteur de la presse écrite a crevé la baudruche.

Hypnotisés par l’audience des titres « gratuits » d’Internet ou de la téléphonie mobile, les industriels réorganisent leurs groupes en structures « plurimédias » mieux à même de capter les recettes publicitaires.

« Aujourd’hui, précise le président du directoire du Monde Jean-Marie Colombani, il ne s’agit plus de commercialiser auprès des annonceurs de la diffusion payante, mais de vendre des audiences [4] » :

celle des publications contrôlées par le groupe, celles de leur site Internet, des produits dérivés, du journal « gratuit » qui sera lancé en partenariat avec M. Vincent Bolloré et subsidiairement, celle du quotidien.

Cet objectif, partagé par la plupart des patrons de presse, laisse entrevoir une nouvelle dégradation des moyens alloués à l’information de fond (enquêtes, reportages) :

Les investissements s’orientent désormais vers les activités numériques au détriment des secteurs traditionnels.

« La presse quotidienne a dix anx devant elle. Les coûts de production deviendront intenables [5] », a prévenu M. Lagardère.

On conçoit l’angoisse de ce petit entrepreneur : le bénéfice net de son pôle médias a été multiplié par douze entre 2002 et 2005 [6].

Ici comme ailleurs, soutenir la profitabilité implique des gains de productivité et une accentuation de la concentration capitalistique.

Des exigences aussitôt répercutées dans les entreprises de presse sous le forme de suppressions de postes, d’un surcroît de flexibilité et de polyvalence ?

A salaire égal, de plus en plus de journalistes sont contraints d’ajouter à leur charge de travail l’usage de logiciels de secrétariat de rédaction ou de mise en page, l’écriture en ligne, l’animation de forum de discussions, voire le maniement d’une caméra pour alimenter la rubrique vidéo du site Internet [7]
.

Dans ces conditions, il n’est pas recommandé de perdre son temps sur le terrain.

« Mieux vaut rester au bureau, lire un bon rapport, connaitre un dossier, mener des investigations sur Internet que courir micro en main à la Courneuve », prescrivait le président-directeur général de Radio France Jean-Paul Cluzel, en juin 2005.

"La réduction des coûts passe aussi par l’externalisation d’une partie de la rédaction, nous explique Eric Marquis, du Syndicat national des journalistes (SN).

De nombreux journaux sous-traitent des pages auprès d’entreprises qui n’ont pas le statut d’agence de presse. Un peu comme les chaînes de télévision recourent aux « boîtes de production ».

Le retour d’une certaine combativité dans les entreprises de presse trouve enfin son origine dans la raréfaction de l’emploi.

Président du Forum des sociétés de journalistes, François Malye souligne qu’ « en cas de désaccord, les journalistes ne peuvent plus quitter le journal pour aller en face, car il n’y plus d’en face [8] ».

En effet, l’orage ne s’abat pas seulement sur l’armée de réserve des précaires qui amortit traditionnellement les à-coups du marché [9], il frappe les salariés stables, au coeur des rédactions.

« Sur soixante-quinze journalistes partis de France Soir au printemps, rapporte Michel Diard, secrétaire du SN-CGT, un seulavait retrouvé un contrat à durée indéterminée à l’hiver 2006. »

Le Syndicat estime à plus de mille le nombre de postes de journalistes supprimés en 2006.

En 1983, le tournant libéral de la gauche au pouvoir avait décimé les travailleurs de l’industrie, une décennie plus tard, le « franc fort » et la récession de l’après-guerre du Golfe fauchaient aussi employés et cadres d’entreprises, la vague de la précarité caresse à présent certaines professions intellectuelles supérieures [10].

Même si la fine fleur des rédactions parisiennes, qui se pensait protégée par des « chartes » et d’autres « pactes d’actionnaires » subit le contrecoup des politiques qu’elle n’a en général cessé de plébisciter.

Ainsi des chroniqueurs de l’Express, licenciés à l’automne dernier sous l’impulsion d’un nouveau propriétaire décidé à doubler en trois ans la marge opérationnelle du groupe Express-Expansion, scandaleusement bloquée à 5%.

Le phénomène déborde les frontières de l’Hexagone.

Une enquête menée en 2006 par la Fédération internationale des journalistes auprès de syndicats de trente-huit pays conclut que "l’emploi dans les médias s’est précarisé, insécurisé, intensifié. (..)

Dans le monde entier, la tendance est à la privatisation des médias d’Etat ; les journalistes expérimentés sont remplacés par de jeunes diplômés, le plus souvent employés à durée déterminée".

Or, dans la plupart des organismes interrogés, « l’insécurité de l’emploi produit un journalisme timoré » et entraîne « un déclin du journalisme critique et d’investigation », cependant que "la concentration des médias et les pressions gouvernementales induisent un affadissement de l’information [11]".

UN RECOURS DE PLUS EN PLUS FREQUENT AU TRAVAIL TEMPORAIRE ET MAL REMUNERE.

Des rebellions en découlent.

Au Royaume-Uni, les employés de la BBC combattent depuis trois ans un plan de « modernisation » impliquant plusieurs milliers de suppressions de postes.

En Allemagne (2004), puis au Portugal (2005), la renégociation des conventions collectives de la presse a occasionné une multiplication des arrêts de travail :

Les fédérations patronales exigeaient des baisses de salaire et davantage de flexibilité.

Et, en décembre dernier, les rédacteurs des journaux italiens ont gratifié leurs lecteurs d’un cadeau de Noël insolite : trois jours de grève générale.

« Les journalistes, relate une dépêche, s’élèvent en particulier contre un recours de plus en plus fréquent au travail temporaire et mal rémunéré, dont leur syndicat estime qu’il produit un journalisme de second ordre et »sans utilité dans une démocratie".

Les directeurs de presse accusent en retour les journalistes de résister à une flexibilité nécessaire du marché du travail et de tenter de s’accrocher à des privilèges dépassés [12]".

Un refrain bien connu, même s’il est habituellement entonné contre des salariés par ...des journalistes.

Source : Le Monde diplomatique.

Transmis par Linsay


[1Cité par Les Inrockuptibles, Paris,20juin 2006

[2Cité par Thierry Gadault, Arnaud Lagardère, l’Insolent, Maren Sell éditeurs, Paris, 2006 p.204

[3Communiqué du 10 janvier 2006

[4Les Echos, Paris, 27 juillet 2006

[5Le Journal du dimanche, Paris, 17 septembre 2006

[6Thierry Gadault, op. cit.. p.222

[7Lire Eric Klimenberg, « Jounalistes à tout faire de la presse américaine », Le Monde diplomatique, février 1999

[8Interview au site Nouvelobs.com, 8 novembre 2006

[9Trente-sept mille neuf journalistes sont titulaires de la carte de presse au 1er janvier 2007. Parmi eux, on dénombre près de 19% de précaires (pigistes), sans compter les nombreux journalistes qui travaillent sans carte. Lire Gilles Balbastre, « Misère des journalistes précaires », et Lionel Okas, « Les journalistes aussi... »Le Monde diplomatiqie, avril 1999 et avril 2004, respectivement.

[10Lire Mona Chollet, « Le paradis sur terre des intellos précaires », Le Monde diplomatique, mai 2006.

[11Emma Walters, Christopher Warren, Mike Dobbie. The Changing Nature of Work. A Global Survey and Case Study of Atypical Work in the Media Industry, International Federation of Journalists- International Labour Office, avril 2006. www.ifj.org

[12Reuters, 20 décembre 2006



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