La pomme croquée.

jeudi 31 août 2017
par  Dr Benjelloun
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Ou quand le thé a un parfum de pomme et de colonialisme qui se perpétue...

En mai 2017, la capitalisation boursière de Apple a atteint le record de 800 milliards de dollars [1]jamais encore atteint par une entreprise étasunienne. Par sa politique de rachat de ses propres actions, Apple a réduit leur nombre tout en distribuant des dividendes généreux. Le sommet de 1000 milliards de dollars risque d’être rapidement atteint, le titre est sous-estimé selon les analystes malgré le tassement des derniers mois de la vente des IPhone.

La Turquie, 80 millions d’habitants, est le dixième pays à pouvoir construire et se doter de porte-avions [2]. Pour 2016, elle occupe le dix-septième rang mondial pour son PIB en Parité de Pouvoir d’Achat, soit 850 milliards US dollars. Elle se définit comme puissance économique et militaire régionale, promise à intégrer prochainement les BRICS. [3]

Forçons la mise en équivalence des deux quantités monétaires.
Ce que produisent, consomment et échangent en une année 80 millions d’individus d’une nation émergente correspond à la masse que consentent des institutions, fonds de pensions et universités privées américaines en particulier, à placer sur une entreprise de 80 000 employés qui fabrique du téléphone satellitaire.
Seuls 25 pays ont un PIB supérieur à la capitalisation boursière de Apple. Une économiste a proposé le bénéfice trimestriel d’Apple comme unité de mesure des activités économiques nationales. La France a un PIB entre 3 à 5 fois la capitalisation de la marque à la Pomme entamée et 53 fois l’unité Apple ainsi définie. [4]
L’allocation de tant de ressources financières pour une telle entité est une aberration du Marché. Elles sont destinées à améliorer de manière minime et marginale une technologie mise au point il y a des décennies par des entreprises maintenant disparues. Il existe en effet une couche de la population mondiale prête à payer dès son apparition - et quel soit le prix - la nouvelle machine ‘communicationnelle’. Elle a été convaincue que cet outil est nécessaire à son accomplissement alors qu’elle en est devenue un simple appendice, la servant, la nourrissant de ses données personnelles. Elle lui consacre le plus clair de son temps et pas mal de ses économies. Elle en ignore le coût écologique, les millions d’unités antérieures obsolètes ne sont pas recyclables. Elle ne tient pas à être informée d’une part de son coût politique et humain. Les mines de Coltan (indispensable à sa confection) sont essentiellement localisées dans la région du Kivu en Afrique, très convoitées, elles sont à l’origine de guerres qui déciment le Congo-Kinshasa. [5]

Pour 2016, 2/3 du chiffre d’affaire d’Apple ont été réalisés à l’international, essentiellement l’Union Européenne et la Chine. Le taux d’imposition sur ses bénéfices effectifs appliqué à la firme dans l’UE est autour de 1%. [6]Les 13 milliards d’aides fiscales illégales accordées par l’Irlande depuis 2003 et exigibles par l’UE ne seront sans doute jamais payés par la firme qui a introduit un recours auprès de la Commission de Bruxelles, l’accusant d’avoir commis des erreurs fondamentales et exigeant en outre le remboursement de ses frais de justice. [7]

En cas de reprise des négociations du Traité transatlantique pour le commerce et l’investissement - les milliers de lobbyistes à Bruxelles de firmes en particulier étasuniennes y travaillent ardemment - puis de son application, les tribunaux d’arbitrage priveront définitivement les Etats de l’UE du peu de souveraineté qu’il leur reste. Dans cette configuration, Apple demanderait et obtiendrait réparation pour demande abusive d’impôts.
6 milliards d’humains sur 7 ont un téléphone portable, intelligent ou non alors que 2,5 milliards n’ont pas accès à des sanitaires décents, source coûteuse de morbidité et de mortalité prématurée.
L’usage du GSM a connu une dissémination rapide et planétaire, même si la connexion à internet est encore loin d’être généralisée.

Vous reprendrez bien un peu de thé dans un fumoir ?

L’histoire du capitalisme, celle du Royaume Uni et de la domination des pays non industrialisés des 18e et 19e siècles peut être décrite à travers l’épopée d’une poignée de brigands rassemblés à Londres, chacun une part d’actions dans son portefeuille. Au tout début du XVIIe siècle, une entité d’envergure internationale avait vu le jour en Angleterre, elle a vécu plus de deux cents. Son développement et l’extension de son influence ont été parallèles, à la fois homothétiques et cosubstantiels, à celui du capitalisme britannique.
La Compagnie d’abord anglaise puis britannique des Indes orientales a bénéficié du monopole du commerce avec l’Inde, accordé en 1600 par la reine Elizabeth première.
L’association des marchands britanniques a pris en charge la colonisation de l’Inde à la fois diplomatiquement et militairement. Elle agissait en son nom propre pour l’établissement de comptoirs, évinçant les Néerlandais et rivalisant avec les Français. Elle administrait, rendait la justice et disposait de ses armées privées. Elle a aussi eu le privilège de battre monnaie. Elle a joué le rôle de banquier vis-à-vis de la Couronne quand les caisses de l’Etat étaient vides. Ce qui assèche le plus efficacement le Trésor sont d’abord les guerres - menées en faveur de ce type d’entités.

Elle a connu son apogée autour de la guerre de 7 ans (1756-1763) la vraie première guerre mondiale qui a concerné 3 continents et a fixé jusqu’à 1914 les aires de partage entre les deux premières puissances colonialistes, la France ayant dû céder en Asie et en Amérique devant sa rivale.
Elle a obtenu le monopole du commerce du thé depuis l’Asie vers les colonies américaines comme moyen de sauvetage alors qu’elle frôlait la faillite pour activité bancaire spéculative, émission sans garantie de sous-jacents. Ce moyen pris par l’Etat anglais grâce auquel elle prélevait des bénéfices exorbitants sur le thé fut l’occasion du boycott par les colons du thé, amorce du mouvement d’indépendance des Usa obtenue 3 ans plus tard.

La Compagnie payait le thé chinois en métal précieux, elle a eu recours à la contrebande d’opium produit en Inde vers la Chine pour atténuer son déficit. Des millions de Chinois furent rendus dépendants à cette drogue. C’est au profit de l’honorable Compagnie que deux guerres impérialistes furent entreprises contre la Chine pour la forcer à renoncer à son protectionnisme, à droguer son peuple et à l’asservir.
Certes l’Entité a échangé draps, porcelaine, épices et soie, mais ses hauts faits d’arme peuvent être enclos dans le champ de forces construit sur le trafic de substances psychoactives, thé et opium, le tout irrigué par le flot sans cesse grandissant de la livre sterling. La première insurrection indienne, désignée de façon erronée et méprisante par « guerre des cipayes » en 1857-1858 contre l’administration coloniale de la Compagnie, sonne l’heure de sa disparition. La Couronne prend possession de ses avoirs en 1860, elle dominait alors le 1/5 de la population mondiale, Inde, Philippines, Java, Birmanie, Singapour et Hong Kong.

La CIA dans ses œuvres de Compagnie des Indes Occidentales.

Une autre honorable compagnie née du besoin du Renseignement des Usa pendant l’affrontement des puissances occidentales en 1939-1945 tire ses revenus et oriente en partie la politique fédérale étasunienne selon le flux de substances psychoactives.
Pendant la guerre du Vietnam, la CIA s’est constitué des revenus considérables au milieu des années soixante en assurant l’acheminement d’héroïne depuis l’Asie du Sud Est vers les universités et les usines aux Usa. Elle avait créé sa propre ligne aérienne, Air America et de l’héroïne peu onéreuse, plus accessible que le cannabis, a inondé les villes américaines. Tout en déployant une redoutable arme de destruction de la jeunesse révoltée, les services se sont enrichis, finançant leurs opérations secrètes, acquérant une certaine autonomie par rapport au pouvoir élu. Il est avéré que des sociétés de transport aériens détenues par la CIA, dont la flotte en Hercule 130 et engros porteurs a été fournie par le Département de la Défense via un organisme fédéral de protection des forêts, assurent la livraison de tonnes de cocaïne depuis la Colombie vers les Usa.

La première guerre d’Afghanistan, livrée par les Usa à l’URSS grâce aux bons soins du Pakistan et des Séoud, a ouvert un nouvelle source de profit pour la CIA, transformation du pavot, acheminement et commercialisation. Une fois la production tarie par les Talibans (seulement 82 hectares et 3,3 tonnes en 2000), la chasse ouverte à Ben Laden a permis de redresser la pente, dès 2003, 80 000 hectares concernés et 3600 tonnes exportées sous la bonne garde de sous-traitants de l’armée. En 2016, la production a été de 4800 tonnes. [8]

Après le Vietnam, la lutte anticommuniste en Amérique Latine a mêlé délicieusement fabrication de groupes paramilitaires, intitulés groupes d’autodéfense et commerce de la drogue L’extension des champs de coca a été facilitée par une chute des cours du café (Maxwell et Nestlé). En Afghanistan et plus tard en Irak et en Syrie la création de groupes terroristes ‘islamistes’ est une réplique de la doctrine de la sécurité nationale concoctée sous Kennedy avec la formation d’escadrons de la mort au Salvador. En témoigne l’effet miroir de l’option salvadorienne déployée en 2004 en Irak sous le commandement de l’ancien colonel James Steel qui fut affecté dans les années 80 comme conseiller de l’armée salvadorienne avec sous ses ordres le Milgroup. [9]

Les dommages collatéraux, près de deux millions de toxicomanes au Pakistan, zéro avant le stratagème de Brezinski, des millions également aux Usa et en Europe, l’offre est considérable pour une jeunesse déprimée et éternellement adolescente [10] réalisent une boucle sans rétroaction négative : des millions de détenus aux Usa pour usage de stupéfiants travaillent pour des salaires dérisoires dans des prisons privées, d’où nécessité d’alimenter les unités de production en gibier de préférence à peau noire, plus aisé à incarcérer car souvent pauvre, facile à piéger d’autant qu’il est traditionnellement discriminé. On observe ces dernières années une recrudescence de morts par overdose aux Usa et en Europe. Abondante, l’héroïne n’est pas assez coupée par les revendeurs. 103 000 décès ont été recensés aux Usa en 2016 [11]. La décision récente prise par Trump d’envoyer plus de troupes en Afghanistan, actuellement près de 8000 soldats stationnés contre 100 000 en 2001, est un geste d’apaisement envers la CIA qui protégera son commerce si besoin grâce aux armées privées qui piaffent de reprendre du service. [12]

La surveillance de masse est pratiquée sans restriction aucune. [13] Elle s’effectue de façon aisée à partir des téléphones portables. Une profusion de logiciels de contrôle à distance de tablettes, téléphones et ordinateurs sont proposés sur le marché [14]. La dénégation de la firme à l’enseigne de la pomme qui persiste à affirmer qu’elle ne collabore pas avec les agences de renseignements pour livrer le contenu crypté des données ne rassure que les non avertis, de moins en moins nombreux. (15)

Reprenons du thé.

Des milliards d’individus, de plus en plus urbanisés, vivant hors sol, sans traditions ou alors réinventées, ayant peu à échanger car baignant dans le même plasma uniformisé et monomorphe, ont l’illusion de créer du lien en greffant leur corps sur une machine. Ils la servent plutôt qu’ils ne l’utilisent, toujours avides d’acquérir sa dernière version, vivant à travers elle, ignorant leur prochain topologique.
Ils lui confient beaucoup, presque tout.

Le grand Œil [15] et la Grande Oreille n’ont plus qu’à recueillir les données qui les concernent pour orienter leur consommation et parfois pour être localisé précisément par un drone tueur.

La Firme, transnationale, ne bat pas monnaie mais peut servir d’unité de mesure à des grandeurs qui dépassent le degré d’appréciation usuelle. Elle est immortelle ou le semble du moins [16]. Elle seconde l’Etat pour mieux s’en servir, on lui épargne des taxes sur ses bénéfices. Elle est le Sujet de l’histoire. C’est la projection de sa figure sur l’individu qui renvoie à celui-ci un peu de subjectivité. Lui est depuis longtemps excentré, la psychanalyse lui a enseigné que le Ça le gouverne et que je est un Autre, un modernisme mal résorbé que la structure le surdétermine.

A été délégitimée la constitution en subjectivation agissante des individus dominés et asservis parce qu’éparpillés et opposés les uns aux autres. Une ‘insoumission’ diffuse et une révolte inaboutie n’organisent pas la fin nécessaire du mode capitaliste qui poursuit son propre but en les digérant. Même sans capitalistes, il survivrait à l’aide d’algorithmes embarqués dans des « intelligences » à faire du profit.
La transformation pourrait survenir d’une décision collective prise sous l’arbre à palabres autour d’un verre de thé. Les dominés (ils ne sont même pas Déplorables ni Sans-Dents, ils inexistent tout en étant réels comme les entités mathématiques) des nations dominées n’ont rien à perdre et c’est leur détermination périphérique qui fera s’effondrer le Centre.

Badia Benjelloun
29 août 2017


[15Ils sont Cinq, les services de renseignements d’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des Usa, en fait les anciens pays du Commonwealth d’où la présence indigène a quasiment été éradiquée. https://fr.wikipedia.org/wiki/Five_Eyes

[16Elle n’est pas à l’abri d’une faillite par spéculation désordonnée, mais elle a une trésorerie très confortable, quatre fois ses bénéfices annuels, soit deux fois plus que la Réserve de change de l’Algérie et pourrait être son propre actionnaire majoritaire, ce qu’elle ne fait pas pour des raisons fiscales.



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