Flambées de racisme en Italie : l’imposture de la « guerre entre les pauvres », la gauche et le néofascisme

mardi 20 décembre 2016
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Evidemment cela ne concerne pas que l’Italie...quand on mesure la faiblesse de la bataille contre le racisme dans le camp progressiste en France

Maintenant que l’attention des médias est retombée, il est temps de se pencher sur la protestation de type raciste qui a éclaté le 6 décembre dernier dans la banlieue romaine de San Basilio, pour déconstruire la rhétorique qui en a marqué le récit.

Comme on le sait, l’affaire a eu une issue sinistre : bien qu’attributaire légitime d’une HLM, l’honnête famille ouvrière d’origine marocaine, avec trois enfants en bas âge, a été contrainte d’y renoncer et de s’éloigner, terrifiée par la protestation agressive de plusieurs dizaines de résidents, assaisonnée d’insultes racistes.

Cette fois-ci aussi, les journalistes et les commentateurs, ainsi que des représentants des institutions, y compris la mairesse de Rome, ont succombé à la tentation d’évoquer le théorème récurrent de la « guerre entre les pauvres », devenu lieu commun, et même légitimé - comme je l’ai écrit ailleurs – par quelques experts faisant autorité ou réputés tel.

« La guerre entre les pauvres » est la formule magique qui permet d’échapper à la dialectique entre la dimension institutionnelle, politique, médiatique, et toujours plus souvent aussi « populaire », qui caractérise habituellement le racisme, pas seulement celui d’aujourd’hui. Et on finit ainsi par faire des pauvres "en guerre entre eux" les acteurs uniques ou principaux de la scène raciste, ou, au contraire, par minimiser les manifestations de xénophobie quand elles sont le fait de sujets subalternes.

Dans la bouche de locuteurs de gauche, même « radicaux », ce cliché, dans de nombreux cas, équivaut à défausser de leur responsabilité des agresseurs de service, en admettant tout au plus que ceux-ci "tombent dans le piège" du pouvoir.

En fin de compte, les subalternes ne seraient que les exécuteurs passifs et inconscients de ceux qui fomentent une telle « guerre » (en fait, tout à fait asymétrique) : autrement dit, les classes dirigeantes, les politiques néolibérales, le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne, le gouvernement, l’administration municipale en charge "et ainsi de suite". En ce qui concerne le cas de Saint-Basile, un journal de gauche en est arrivé à soutenir que ce sont les médias dominants qui auraient inventé de toutes pièces la manifestation raciste des résidents.

Tout expédient rhétorique est bon pour exorciser le fait que le racisme puisse prendre racine même parmi les classes populaires, en particulier dans les phases, comme celle que nous vivons, de grave crise économique, de chômage, de carence des services, de restriction radicale de l’État-providence et leurs corollaires, - déclin de la sociabilité et de la solidarité, de la démocratie et l’éthique publique -, pour ne pas parler de l’absence d’une gauche « de classe » structurée. Bref, lorsqu’elles viennent d’en bas, les insultes et les menaces racistes, comme « Brûlons-les tous », « Ici, on ne veut pas de nègres » ou « Rentrez chez vous en canot », ne seraient rien de plus que des défoulements de rage sociale. Il n’est même pas admis que la « rage », le ressentiment, la rancœur puissent s’exprimer sous forme de xénophobie, grâce à des entrepreneurs politiques de racisme capables de détourner ces sentiments vers les boucs émissaires les plus vulnérables.

Il est paradoxal que le style de pensée des négationnistes de gauche finisse par converger objectivement avec celui de ces fascistes dits du Troisième millénaire*. « Simplifier tout ça en parlant de racisme, à nous, ça nous paraît spécieux. Nous sommes, en effet, en présence d’une nouvelle tentative politique et médiatique de criminaliser, des citoyens italiens fatigués et exaspérés par les abus constants commis par une classe politique négligente et coupable d’absentéisme".

Tel a été le commentaire sur faits de San Basilio d’Alessio Costantini, responsable romain de Forza Nuova, qui a aussi dans son noble pedigree le fait d’être l’un des suspects dans l’enquête du Procureur de Rome et du Regroupement opérationnel spécial des carabiniers sur les "tournées Bangla", ces expéditions punitives contre des citoyens bangladais désarmés, généralement effectuées par des jeunes ou des adolescents formés par des adultes de Forza Nuova.

Le fait que FN soit une école de majorettes fascistes ne l’empêche de tenter d’imiter l’extrême-gauche en ce qui concerne les programmes et les pratiques d’occupation et de réutilisation des bâtiments vacants. Et cela lui permet de s’infiltrer de plus en plus fréquemment - comme CasaPound et d’autres formations d’extrême-droite - même dans les faubourgs populaires romains autrefois résolument "rouges".

Forza Nuova a réussi à se glisser même dans les petites communes marginales, incitant à des protestations contre l’arrivée des réfugié-es ou faisant leur apparition quand celles-ci prennent (même littéralement) feu. C’est ce qui est arrivé à Palata, commune du Bas-Molise d’environ 1700 habitants, progressivement vidée par une histoire longue et continue de migration (de 1951 à aujourd’hui elle a perdu près de deux mille habitants). Après un incendie criminel, allumé le 30 août dernier au bâtiment destiné à accueillir un groupe d’exilés forcés, dont deux jeunes femmes et deux petites filles de quelques mois, un comité pour la sécurité s’est constitué, inspiré ou du moins bien vu par le maire, dans le but d’empêcher l’accueil des réfugié-es. Sa page facebook héberge, entre autres choses, le logo et le slogan de Forza Nuova, qui est aussi physiquement présente dans le village aux moments "cruciaux". Heureusement et contrairement à d’autres cas similaires (que l’on pense à Gorino), un comité de tendance opposée s’est constitué ici, « Palata antiraciste et solidaire » ; et ici, le préfet n’a pas cédé au chantage des manifestations racistes, si bien que, finalement, le groupe de réfugié-es a pu arriver au village.

Je rappelle que l’on a parlé de « guerre entre les pauvres », aussi à gauche, même à propos des agressions contre le Centre de premier accueil dans la banlieue romaine de Tor Sapienza, qui hébergeait quarante-cinq mineurs : ceux-ci furent transférés de force, pour les soustraire – argua-t-on – à la fureur des encagoulés. Pourtant, dès le premier moment, on pouvait soupçonner que derrière ces agressions il y avait la main-d’œuvre néofasciste au service de la coupole de Mafia Capitale*. Ce n’est pas par hasard que les mineurs furent dplacés dans une structure de la Domus Caritatis [Maison de la Charité, sic !], elle aussi contrôlée par la coupole.

Pour en revenir à San Basilio, il est tout aussi vain d’évoquer nostalgiquement la belle époque de la banlieue "rouge" : les mobilisations historiques pour le droit au logement, la solidarité et l’entraide entre les habitants les plus pauvres, les initiatives culturelles innovantes ... Il reste certes encore quelques traces de cet héritage. Néanmoins, l’absence de projets de rénovation urbaine, et la ghettoïsation et l’appauvrissement progressif de cette banlieue comme d’autres, la pénurie de logements sociaux et la mauvaise gestion de l’attribution de HLM, tout cela a favorisé l’installation et le renforcement du racket de la drogue et du crime organisé, grand et petit, y compris celui qui gère la « distribution » de HLM vides. C’est peut-être de ce côté-là qu’il faut chercher les raisons des barricades contre la famille marocaine, étrangère au territoire, à ses « règles », à ses codes, donc peu fiable. Quoi qu’il en soit, tant que le malaise social et le ressentiment qui en découle sont détournés vers les plus vulnérables, tant qu’une partie de la gauche continue à nier le racisme ou à l’appeler "guerre entre les pauvres", le risque reste élevé que ce soit le fascisme qui l’emporte, quels que soient les camouflages qu’il adopte.

NdT

*Fascistes du Troisième millénaire : autodésignation des fascistes « branchés » de Casa Pound, un mouvement né d’un squat à Rome et aujourd’hui d’envergure nationale, qui mêle joyeusement le mussolinisme de la « première période », le futurisme de Marinetti, le suprématisme blanc, Che Guevara, le péronisme, Hugo Chavez et le rock nazi, bref fait feu de tout bois pour alimenter son grand bûcher.

*Mafia Capitale : réseau mafieux romain impliquant depuis une quinzaine d’années des élus, aussi bien néofascistes que « démocrates » (ex-communistes), des gangsters et des fonctionnaires dans la gestion frauduleuse de fonds destinés notamment à la gestion des migrants, avec son lot de trafics d’influence et de pots-de-vin. Comme le disait l’un des principaux inculpés dans l’enquête qui a conduit à l’inculpation de plus de cent personnes, le repris de justice Buzzi, dans une conversation téléphonique interceptée par la police : « T’as pas idée de combien je gagne sur le dos des immigrés. Le trafic de drogue, ça rapporte moins ».

Annamaria Rivera le 12/12/2016
Traduit par Fausto Giudice

Transmis par Linsay



Annamaria Rivera est professeure d’ethnologie et d’anthropologie sociale à l’Université de Bari (Italie). Elle est auteure ou co-auteure de nombreux articles, essais et ouvrages collectifs parmi lesquels : L’Imbroglio ethnique en quatorze mots clés (avec René Gallissot et Mondher Kilani, Payot, Lausanne, 2000).



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