Istanbul : par centaines de milliers pour la démocratie et la laïcité

mardi 26 juillet 2016
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Une manifestation énorme s’est tenue hier, place Taksim à Istanbul, à l’appel du premier parti d’opposition, le Parti républicain du peuple, pour refuser toute dictature et dire « non au coup d’État de la junte et non au coup d’État du palais ».

Dix jours après une tentative de coup d’État perpétré par des militaires de haut rang, le président turc, Recep Erdogan, essaie toujours de stabiliser son pouvoir, fortement ébranlé. Des milliers de magistrats, de fonctionnaires et d’universitaires accusés d’être liés à la confrérie de Fethullah Gülen, pourtant principal allié d’Erdogan pendant des années, ont été arrêtés ou exclus. L’état d’urgence a été décrété. Jusqu’à hier, les partisans du président et les membres de son Parti pour la justice et le développement (AKP) occupaient les principales places du pays. Ce dimanche, tout a changé. Forcé de donner des gages, celui qui, il y a encore deux semaines, était considéré comme l’homme fort de la Turquie a été contraint d’autoriser des rassemblements de l’opposition. Samedi, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui défend notamment la cause kurde, a réuni des milliers de personnes dans la banlieue d’Istanbul. Dimanche, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), deuxième parti le plus important du pays, a rassemblé des dizaines de milliers de Turcs sur la place Taksim, pour dire « Ni dictature, ni coup d’État. Turquie démocratique ». La gauche relève la tête et l’idée de la formation d’un front démocratique regroupant le HDP, le CHP, les écologistes, des syndicats et des associations fait son chemin pour une alternative au régime de l’AKP.

Casquette bien vissée sur la tête, la moustache fournie comme il faut, Hassan, qui travaille dans une station-service de la banlieue d’Istanbul, est venu ce dimanche sur la place Taksim avec ses enfants. Une place déjà noire de monde malgré la chaleur. Mais qu’importe pour ces centaines de milliers de personnes. Il fallait répondre à l’appel du Parti républicain du peuple (CHP), la formation sociale-démocrate, la plus importante de l’opposition à l’Assemblée. Un acte politique fort puisque, depuis le coup d’État avorté du 15 juillet, seul le parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP), a pu mobiliser ses partisans. Cette fois, et même si l’AKP a annoncé sa participation (ce qu’il était impossible de constater), les portraits d’Erdogan ont été remplacés par la figure historique de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la République, dont l’image flotte fièrement sur cette place symbolique  : en 2013, c’est là qu’avait éclaté la révolte populaire embrasant tout le pays mais soumise à une dure répression. Depuis, même pour le 1er Mai, aucune manifestation n’avait été autorisée sur ce lieu. « Je suis là pour la démocratie, pour qu’elle soit debout, dit gravement notre pompiste. Nous devons nous approprier la démocratie, c’est un devoir civique. Pour l’avenir de nos enfants, pour l’avenir de la République. Pour dire non à tout coup d’État, qu’il soit civil ou militaire. »

Ce dimanche, sur cette place Taksim, l’atmosphère était bien différente de la veille. Pas de « Allah Akbar » (Dieu est grand), pas de chants religieux. Au contraire. C’est l’hymne à la vie, à la lutte, à la dignité. Les banderoles donnaient le ton. « Ni dictature, ni coup d’État. Turquie démocratique », pouvait-on lire. « Jeunesse debout contre le coup d’État et la dictature », était-il affirmé plus loin. Il fallait entendre Bella Ciao repris par ces dizaines de milliers de personnes. Des jeunes et des vieux. Des filles portant le voile et d’autres arborant des piercings. Des moustachus et des imberbes. Des grosses dames et des tailles mannequins. Et puis aussi, en turc, Liberté, de Paul Éluard, mis en musique par Livaneli, un compositeur d’Istanbul ami de Mikis Theodorakis. Ils sont arrivés par grappes, des différents quartiers d’Istanbul mais aussi de plus loin. Un flot continu. Impressionnant et solennel, acceptant les fouilles à l’entrée et appréciant la réelle mais, pour une fois, discrète présence de la police. «  Nous voulons vivre ensemble, dans toutes nos diversités  »

Comme ce cortège syndical à la tête duquel se trouvait Hasan Kütük, secrétaire général de la Confédération des syndicats de la fonction publique, venu d’Ankara. « Nous sommes là en tant que citoyen, en tant que responsable syndical », a-t-il indiqué à l’Humanité. Depuis quinze ans nous vivons une situation qui ne cesse de se dégrader au niveau de la démocratie et de l’État de droit. Nous sommes là pour la démocratie, l’indépendance et la liberté, parce que nous sommes contre toute forme de coup d’État ou de putsch. » À l’évidence, c’était le rendez-vous de la démocratie, pas du soutien à Erdogan. « Nous devons prendre en main notre Turquie laïque et démocratique », exhortait Shirin Yalinçakoglu, militante du CHP, émue par ce qui était en train de se passer, de cette fraternité évidente. De quoi la rassurer un peu, elle qui disait  : « On est inquiet. On n’est pas sûr de pouvoir vraiment surmonter la situation. C’est ce souci qui nous pousse à manifester. »

Émue aussi, cette foule dressée, observant une minute de silence en mémoire de tous ceux tués lors du coup d’État avorté, alors qu’une trompette lançait la sonnerie aux morts de Tant qu’il y aura des hommes. Puis l’hymne national. C’est un moment historique. Le président du CHP, Kemal Kiliçdaroglu, qui prend alors la parole, s’en rend-il compte  ? Certainement. La révolution des Jeunes-Turcs, en 1908, n’a-t-elle pas eu lieu au mois de juillet  ? « La tentative de coup d’État était fondamentalement un coup porté contre le Parlement, contre la démocratie et contre les partis politiques. Contre tout système démocratique, a-t-il lancé, en évitant soigneusement de personnaliser ses attaques. L’échec a montré aussi combien il était nécessaire d’avoir des fonctionnaires choisis pour leurs compétences et non pas pour leur proximité avec le pouvoir. » Fortement applaudi, il a souligné  : « Nous voulons vivre ensemble, dans toutes nos diversités. Nous condamnons tous les soutiens extérieurs et intérieurs de cette tentative de coup d’État. (…) La Turquie mérite une véritable démocratie, pas une démocratie de seconde zone qu’on lui impose. L’important c’est un État de droit, démocratique, social et laïc. C’est irréfutable. » Son discours était une sorte de feuille de route du CHP pour la reconstruction de l’État en ce sens. «  L’attente de la société, ce n’est pas la peine de mort, mais la paix  »

La veille, c’est le Parti démocratique des peuples (HDP) qui a brisé le monopole de l’AKP dans les rues d’Istanbul. Le rassemblement organisé à Gazi, dans la banlieue, a été particulièrement réussi. Et si les blindés de la gendarmerie ont tenté d’investir le parc sous prétexte de protection, la foule les a vite renvoyés, ayant une autre appréciation de ce qu’est une véritable protection. « À Cizre, à Sur, quand nous nous sommes dressés devant ces chars, ces généraux étaient des héros et nous, nous étions des traîtres », lançait d’ailleurs Selahattin Demirtas, le coprésident du HDP, allusion à la répression massive et sanglante qui frappe les Kurdes depuis un an. Il faisait également remarquer à l’adresse d’Erdogan et du pouvoir central  : « Les auteurs du coup d’État, vous les avez fait grandir dans vos mains pendant quatorze ans. » Avant de lancer  : « L’attente de la société ce n’est pas la peine de mort mais la paix et la négociation. » Des portraits du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, étaient alors brandis par des manifestants. Un leader kurde dont on n’a plus de nouvelles depuis avril 2015, même sa famille et ses avocats, n’ayant pas l’autorisation de lui rendre visite. « L’état d’urgence est un produit de la mentalité putschiste, a asséné Demirtas. Si les putschistes avaient réussi leur coup, ils auraient décrété l’état d’urgence, torturé, suspendu la convention européenne des droits de l’homme. Et vous faites pareil ». Un espoir est en train de naître en Turquie

À l’évidence, rien ne sera plus comme avant en Turquie. Recep Erdogan sort affaibli de cette crise et sa tentative pour reprendre la main risque fort de rater. Parce qu’en dénonçant comme responsable du coup d’État la confrérie de Fetthullah Gülen, il rappelle que c’est en s’alliant avec elle qu’il a accédé au pouvoir. Que le loup n’était pas entré par effraction dans la bergerie mais avec le consentement, si ce n’est plus, du berger. Alors que les purges continuent, il est évidemment à craindre qu’elles ne soient utilisées contre toute forme d’opposition au pouvoir personnel – et qu’il entend renforcer – d’Erdogan. Mais, affaibli, il l’est. Pour la première fois il reçoit, aujourd’hui, des partis d’opposition (le CHP et le MHP d’extrême droite, mais pas le HDP).

C’est ce qu’ont bien compris ces centaines de milliers de personnes, réunies samedi et dimanche pour dire « non au coup d’État de la junte et non au coup d’État du palais ». Un espoir est en train de naître en Turquie. L’espoir de la construction d’une alternative laïque, démocratique où les progressistes prendront toute leur place. C’est bien ce qui est en jeu avec cette idée qui fait son chemin de la formation d’un front démocratique, marqué à gauche. Où pourraient se retrouver le CHP (mais pour l’instant, seule son aile gauche y aspire), le HDP, les petites formations de gauche, des ONG, des associations de femmes, de défense des droits de l’homme. Un nouveau combat commence. Qu’il ait pris forme sur la place Taksim ne doit sans doute rien au hasard.

Pierre Barbancey le 26 juillet 2016




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