Qui sauve qui ?

mardi 5 juillet 2016
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L’Europe a sauvé la Grèce.

C’est ce qu’affirment, depuis 2010, les discours politiques et médiatiques. Grands seigneurs dans l’âme, les dirigeants de l’époque auraient concédé à utiliser l’argent de leurs contribuables pour payer fonctionnaires et retraités Grecs.

Bref pour sauver la Grèce, qui, il faut bien le reconnaître, avait quand même largement déconné…

Bon, il y aurait déjà beaucoup à dire sur cette idée selon laquelle les Grecs en seraient arrivés là à cause d’un trop plein de magouille et de farniente. Mais concentrons-nous ici sur l’utilisation de l’argent prêté à la Grèce : à quoi a servi cet argent ? Qui en a profité ? Et finalement qui a été sauvé dans cette affaire… ?

Petit rappel des épisodes précédents…

Dans les années 2000, les banques privées européennes disposent de beaucoup de liquidités, notamment mises à disposition par la banque centrale américaine (FED), qu’elles cherchent à investir. Et c’est vers les marchés en pleine expansion des pays périphériques européens, dont la Grèce qui vient de rentrer dans la zone euro, qu’elles vont se tourner. Les banques européennes, en particulier françaises et allemandes |1|, vont alors largement augmenter leurs prêts aux banques grecques, qui vont à leur tour accroître leurs crédits, ou vont directement prêter à des ménages et entreprises grecs. Avec cet afflux de capitaux à des taux très attractifs, la dette privée explose en Grèce. Durant cette période les prêts faits aux ménages grecs ont augmenté de 600 % et ceux aux entreprises de 300 %. Les banques européennes rachètent aussi des filiales de banques grecques ou prennent des parts dans les banques grecques (par exemple la Société Générale dans Geniki ou le Crédit agricole dans Emporoki |2|). Booster l’économie grecque via le crédit était d’autant plus intéressant que cela permettait aux entreprises européennes d’élargir leurs débouchés en vendant leurs marchandises aux Grecs.

Mais une bulle spéculative de crédit, en général, ça finit par péter… Et ça n’a pas manqué, puisqu’en 2008, dans le sillon de la crise financière, les banques grecques se retrouvent au bord du gouffre. Comme partout en Europe, l’État grec s’endette pour renflouer ses banques et éviter la contagion aux banques européennes. Le gouvernement grec fait passer cette crise bancaire pour une crise des finances publiques. Les statistiques du déficit ont été falsifiées pour appuyer ce discours, si bien que d’un coup de baguette magique la dette grecque a gonflé de 28 milliards d’euros |3|. Forcément, face à cette situation les marchés financiers s’emballent et les taux d’intérêt de la Grèce atteignent des niveaux record. La Grèce ne peut plus emprunter sur les marchés financiers : elle sollicite un « plan de sauvetage ».

En mai 2010, un premier « bail-out program » est conclu entre la Grèce et la Troïka. Il consiste en un prêt de 110 milliards d’euros, dont 30 milliards du FMI et 80 milliards des pays européens sous forme de prêts bilatéraux |4|. En février 2012, un deuxième accord est conclu. Il consiste en un prêt de 130 milliards.

Bien loin de sauver la Grèce, l’argent de ces deux accords de prêts a avant tout permis de sauver les banques privées européennes, y compris grecques. Et cela via plusieurs mécanismes.

1° S’assurer que la Grèce rembourse ses dettes détenues par les banques françaises et allemandes.

Faire un nouveau prêt à la Grèce pour qu’elle rembourse ses dettes, voilà la logique du premier accord de prêt. Mais à qui la Grèce devait cet argent ? Aux banques européennes, particulièrement françaises et allemandes. En effet, en 2009, 89 % de la dette publique grecque étaient entre les mains de banques privées européennes et les banques françaises et allemandes en détenaient à elles seules 57 % |5|.

Vous allez me dire : pourquoi les banques privées possédaient-elles des titres de l’État grec alors qu’elles ont avant tout prêté aux banques, voire aux particuliers grecs ?! Même si la crise grecque est en réalité une crise de dettes privées, il n’en reste pas moins qu’en 2010 l’État Grec était fortement endetté. Un endettement qui résulte de plusieurs facteurs (taux d’intérêts élevés, dépenses militaires exorbitantes, exonérations fiscales, sortie illicite de capitaux, sauvetages bancaires… |6|). Et pour rappel, un État de la zone euro n’a pas d’autres choix que de se financer sur les marchés financiers, donc auprès de banques privées |7|. Avant l’intervention de la Troïka, la Grèce était donc endettée auprès de banque privées européennes, y compris des banques grecques.

Mais pourquoi les banques européennes achetaient tant de la dette grecque ?
D’une part, parce qu’avec la déréglementation financière, investir dans la dette publique est considéré comme une prise de risque zéro et donc permet aux banques de prêter sans compter et sans prendre de risque… du moins en apparence. De cette façon les banques maintiennent de « bonnes notes » auprès des agences de notation |8|.

D’autre part, parce que dans les années 2000, prêter à la Grèce ça rapporte quand même plus que prêter à la France ou à l’Allemagne. Bref, la dette grecque, c’était sûr, tu soignais ton image et tu te faisais du pognon.

L’argent des prêts de la Troïka a donc permis à ces banques d’être remboursées et de se désengager du risque que représentaient les titres grecs. Risque qu’elles ont elles même créé.

2° Éviter que les banques grecques ne s’effondrent, entraînant avec elles les banques européennes.

En plus d’avoir servi à rembourser les banques européennes qui détenaient la dette publique grecque, l’argent des prêts de la Troïka a également permis de recapitaliser les banques grecques afin d’éviter qu’elles ne s’effondrent. Sauver les banques grecques permettait de sauver les banques européennes car elles possédaient des filiales de ses banques, avaient des parts dans leur capital et surtout leur avaient prêté beaucoup d’argent ! Et la crainte de l’effet domino ne s’arrêtait pas là, puisque les banques américaines étaient également très exposées vis-à-vis des banques européennes. Bref, il fallait sauver les banques grecques pour sauver le système bancaire.

Outre la mise en œuvre de mesures d’austérité et la restructuration des obligations détenues par les créanciers privés, le deuxième mémorandum était clairement conditionné à la recapitalisation des banques grecques à hauteur de 48 milliards d’euros |9|.

3° Laisser du temps aux banques privées pour réduire leur exposition à la Grèce

C’est l’histoire d’une bombe qui va exploser. L’enjeu c’est que, lorsque ça arrive, ce ne soit pas vous qui l’ayez entre les mains… ou si c’est le cas, que vous fassiez tout pour repousser le moment fatidique et vous en débarrasser ! C’est peu ou prou ce qui s’est passé dans le cas grec.
Les banques privées européennes étaient très exposées à la Grèce autant dans son secteur public (45%), bancaire (16%) et privé (39%) |10|.

En 2010, prêter de l’argent à la Grèce sans restructurer sa dette permettait d’éviter aux banques européennes que la bombe n’explose et d’assumer les pertes d’un défaut ou d’un allègement. Et peu importe si le FMI savait déjà que ce prêt serait non seulement inefficace mais également jamais remboursé |11| ! La restructuration de la dette publique fut finalement imposée en 2012 comme une des exigences du second accord de prêt, précisément par les mêmes institutions qui la refusaient deux ans plus tôt.

Entre 2010 et 2012, les banques européennes (y compris les banques grecques) vont donc s’empresser de revendre leurs titres souverains grecs ainsi que les filiales ou les actions des banques grecques qu’elles avaient pu acquérir dans les années 2000.

Mais les États et les institutions de l’Union européenne vont faire bien plus que de laisser du temps aux banques pour se débarrasser entre autres de leurs titres grecs : ils vont également les y aider en les rachetant ! Dès mai 2010, la Banque centrale européenne (partie prenante des memoranda) ainsi que les banques centrales nationales rachètent des titres souverains grecs via les programmes respectifs SMP (Securities Market Programs) et l’ANFA (The Agreement on Net Financial Assets). Cerise sur le gâteau, les banques privées vont en obtenir un prix bien plus élevé que leurs valeurs sur le marché obligataire |12|. En effet, en rachetant massivement la dette publique grecque, la BCE et les banques centrales nationales en ont fait augmenter le prix et ont donc permis aux banques de réduire leurs pertes au moment de la revente.

Et pour la petite histoire drôle : afin de faire pencher la balance en faveur d’un prêt sans restructuration, les directeurs exécutifs hollandais, français et allemand ont transmis au conseil du FMI, en mai 2010, « l’engagement de leurs banques commerciales à soutenir la Grèce et à y maintenir sans restrictions leurs expositions |13| ». Autrement dit, les banques européennes promettaient de ne pas revendre les titres de la dette grecque qu’elles détenaient. Croix de bois, croix de fer, si je mens… En 2012, la restructuration de la dette publique grecque a enfin lieu. Les créanciers privés voient la valeur de leurs titres réduite de 53,50 %. Les banques grecques et étrangères qui ne s’étaient pas encore délestées des titres grecs ont été indemnisées pour amortir leurs pertes, contrairement aux fonds de pensions et aux particuliers Grecs, qui avaient placé leurs économies dans la dette de l’État.

Opération « sauvetage des banques privées » réussie !

Au total, l’argent des deux premiers plans de « sauvetage » de la Grèce est allé à 46 % au remboursement de la dette publique (sans compter le paiement des intérêts) et à 20 % à la recapitalisation des banques grecques, auxquels s’ajoutent 14 % correspondant aux coûts liés à la restructuration de 2012 |14|.

Comble de l’affaire, l’argent des « plan de sauvetage de la Grèce » est directement allé dans la poche des banques. On aurait pu croire que cet argent avait été versé à la Grèce et puis que via les remboursements de la dette et les recapitalisations, il était reparti aussitôt. Mais non. En réalité, 90 % de cet argent n’est même pas passé par les comptes de l’État grec et aurait été transféré sur un compte spécifique à la BCE, qui l’aurait versé aux créanciers |15|.

Le soi-disant sauvetage de la Grèce reste en réalité la plus importante transformation d’une dette privée (celle des banques) en une dette publique. Alors qu’en 2010, la quasi-totalité de la dette publique grecque était détenue par les banques privées, elles sont parvenues à refiler la patate chaude aux pouvoirs publics. Aujourd’hui, les institutions publiques (FMI, BCE, FESF) et les États européens détiennent 80 % de la dette grecque.

L’artillerie lourde a donc été sortie non pas pour sauver la Grèce, mais les banques privées européennes, grecques y compris. D’ailleurs à y regarder de plus près, les nouveaux créanciers de la Grèce ne s’en cachent pas tellement… Le FMI est on ne peut plus clair à ce sujet, puisque en 2013 un de ces rapports admet que « repousser la restructuration de la dette offre une fenêtre aux créanciers privés pour réduire leur exposition et transférer leurs créances au secteur public » |16|.

Le truc, c’est que tout cet argent demeure des prêts, qui impliquent donc des remboursements… et des intérêts. Des prêts qui, en outre, sont conditionnés à la mise en place de toute une série de mesures anti-sociales censées (car ça ne marche pas du tout !) permettre leur remboursement.

Avec les deux memoranda, la Grèce s’est endettée pour 40 ans. Ne serait-ce qu’en 2016, elle devra payer 20 milliards d’euros. Et qui rembourse cette dette ? Le peuple grec en rognant sur les salaires, les pensions, les dépenses de santé, d’éducation, de culture, de logement, les indemnités chômage mais aussi en vendant les aéroports, les ports, les plages, les îles, les bâtiments publics…

Alors, qui se fout de la gueule de qui ?

Anouk Renaud le 22/06/2016

Transmis par Linsay



|1| Il s’agit en réalité de peu de banques : BNP, Société Générale et Crédit Agricole pour la France ; Commerzbank, Baden Bank, Postbank et DZ Bank pour l’Allemagne. Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, La vérité sur la dette grecque, Les Liens qui libèrent, 2015, p. 50

|2| Ibid., p. 47

|3| Ibid., p. 59

|4| La Belgique a prêté 1, 942 milliards d’euros à la Grèce en 2010 sous forme de prêt bilatéral.

|5| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op.cit., p. 62

|6| Pour creuser la question des causes de l’endettement public grec : http://cadtm.org/Quelques-verites-s...

|7| Le traité de Maastricht interdit à la Banque centrale européenne de prêter aux États. Ainsi, la Banque centrale européenne prête aux banques, qui re-prêtent ensuite aux États… à un taux plus élevé.

|8| C’est ce qu’on appelle dans le jargon « la pondération des risques ». Pour en savoir plus sur ce que c’est et ce que concrètement ça entraîne comme pratiques bancaires, voir : http://cadtm.org/Les-banques-bluffe...

|9| Le troisième mémorandum, conclu en juillet 2015, prévoit à nouveau une enveloppe de 25 milliards pour la recapitalisation des banques grecques. 13 milliards ont déjà été injectés dans les banques grecques en décembre dernier.

|10| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op.cit., p. 48-49

|11| Ibid., page 77

|12| Le marché obligataire, c’est tout simplement le lieu (virtuel, of course) où se vendent et s’échangent les obligations. Une obligation, c’est un emprunt émis par une entreprise ou un pouvoir public.

|13| Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op.cit., p. 87

|14| Ces chiffres sont tirés du rapport de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, op.cit., p. 70. D’autres études, mettent en avant d’autres chiffres. C’est le cas de Pablo Bortz qui démontre que « Un décompte réaliste montre que 54% de l’aide financière fournie à la Grèce a été utilisé pour rembourser la dette (étrangère), et 21% pour recapitaliser les banques grecques (dont certaines détenues par des banques étrangères) ». Ou encore une très récente étude allemande de l’école européenne de management et technologie, qui conclut que 95% de l’argent du soi-disant sauvetage grec a servi à rembourser la dette et à recapitaliser les banques (https://www.esmt.org/where-did-gree...). Malgré des chiffres qui peuvent différer d’une étude à l’autre, les ordres de grandeur restent les mêmes et les conclusions à en tirer aussi : l’écrasante majorité de l’argent des prêts de la Troïka est allé au secteur bancaire et une infime partie a servi à financer les dépenses publiques de la Grèce.
Voir, Miche HUSSON, « Où est allé l’argent des prêts à la Grèce ? », CADTM, 9 mai 2016 : http://cadtm.org/Ou-est-alle-l-arge...

|15| Ibid., p. 91

|16| Ibid., p. 82

Auteur.e
Anouk Renaud Permanente au CADTM Belgique



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