Mistral : un compromis perdant pour la France ?

dimanche 9 août 2015
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L’affaire des deux navires de la classe « Mistral », que la Russie avait commandé à la France, et que la France a refusé de livrer en raison du conflit en Ukraine, semble devoir connaître son épilogue. Un communiqué du gouvernement russe, confirmé par une déclaration de M. Le Drian, le Ministre de la défense, annonce que les deux pays ont trouvé un accord : la France va rembourser à la Russie les sommes payées par cette dernière, soit environ 1,16 milliards d’euros. Un article de Jacques Sapir.

Cet accord est plutôt avantageux pour la France. La Russie était en droit d’exiger des pénalités de rupture de contrat pour un montant bien plus élevé. Pourtant, le gouvernement russe a décidé de ne pas poursuivre le gouvernement français et d’accepter un accord à l’amiable. Il y a là, incontestablement, un geste de bonne volonté de la part de Vladimir Poutine. La France s’en tire donc à bon compte. Mais, le coût, pour la France, de cette lamentable affaire risque d’être, en réalité, bien plus élevé [1]

Le coût pour la France

Le coût financier ne se limitera pas à la somme que la France va rembourser à la Russie. Ces deux navires, le Vladivostok et le Sébastopol ont été construits aux normes russes, qu’il s’agisse des équipements de communication ou des équipements électriques et techniques. Cela rend ces deux navires inutilisables par une marine occidentale. En fait, si la France veut les revendre à un autre pays, les deux seuls pays qui peuvent utiliser ces navires tels quels sont soit la Chine soit l‘Inde. Pour pouvoir les revendre à d’autres pays, il faudra refaire une partie de l’équipement et des moyens de communication, ce qui devrait entraîner une dépense supplémentaire de 400 à 500 millions d’euros.

Or, il est plus que probable qu’aucun acheteur n’acceptera de payer ce surcoût, qui restera à la charge de la France. Quand bien même la France trouverait un acquéreur pour ces deux navires, et que cet acquéreur accepte de payer le prix que la Russie avait – elle – accepté, la perte pour les chantiers, et pour l’État, serait de 400 à 500 millions d’euros.

Il y a aussi un coût industriel. L’annulation de cette vente compromet toute une série d’autres contrats que pouvaient espérer l’industrie française. C’est aussi au coup dur pour les chantiers navals français. Quoi qu’en disent les russes, qui n’ont – bien évidemment – aucun intérêt à ébruiter cette affaire, des transferts de technologies importants ont été consentis par les industriels français, que ce soit dans le domaine des moteurs diésels, dans celui de la conception même des navires, ou – plus simplement – dans la réorganisation industrielle des chantiers russes.

En effet, on oublie que ces derniers vont construire deux unités jumelles de celles dont la vente a été annulée. Ces deux unités seront construites dans les chantiers navals de Saint-Pétersbourg, et ces derniers pourraient construire, à partir de 2020, un développement de la classe « Mistral », qui sera à la fois plus gros et plus rapide. Le coût industriel ne se limitera pas à cela.

Le plan de charge des chantiers navals français sera durablement affecté par cette annulation. Entre le transfert de savoir-faire, le développement d’une capacité de production concurrente, qui pourrait peser sur de futurs contrats car les coûts de production des chantiers navals russes sont inférieurs à ceux des chantiers navals français, et une perte en terme d’emploi, le coût industriel de cette annulation sera certainement élevé.

Un coût symbolique : une perte de crédibilité

Mais, le coût ne se limitera pas à un coût financier et industriel. Il y a un coût symbolique élevé. La France ne peut être considérée comme un partenaire fiable par de nombreux pays, et en particulier des pays des BRICS qui sont intéressés par des équipements français et qui ont des moyens financiers importants. Ces pays, pour des raisons politiques, ne souhaitent pas (ou ne peuvent pas) acheter des équipements militaires aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne voire à l’Allemagne. La France était, logiquement, leur partenaire. C’est ce qui n’est plus vrai désormais, avec l’annulation de la vente des deux navires à la Russie.

En fait, il semble bien que l’on en ait eu un exemple avec la vente des Rafales à l’Inde. Le gouvernement français a exprimé sa satisfaction avec la vente de 36 avions à l’Inde. Mais, les discussions portaient en réalité sur la vente de 125 avions, ainsi que sur des contrats de fourniture de pièces détachées portant sur au moins 20 ans. En réalité, il semble bien que l’Inde ait considéré qu’elle prenait un risque stratégique à se lier à l’industrie française sur une longue durée. Cette vente de 36 avions apparaît en réalité comme un lot de consolation et non pas comme le mirifique contrat qui a été évoqué.

En réalité, le total des ventes de Rafales est – pour l’instant – très inférieur aux 125 avions que l’on espérait vendre à l’Inde. La perte en crédibilité de l’industrie française qui découle de l’annulation de la vente des deux navires à la Russie, si elle ne peut être immédiatement évaluée, pourrait bien avoir un coût très supérieur aux 1,16 milliards qui ont été remboursés à la Russie.

Les deux porte-hélicoptères de classe "Mistral" à Saint-Nazaire, début juin. © Stephane Mahe / Reuters -source Paris Match

Une annulation de vente devenue sans objet ?

Ce qui pose le problème plus général non seulement du pourquoi de l’annulation de la vente des Vladivostok et Sébastopol mais au-delà de la dégradation des relations économiques entre la Russie et la France. Le prétexte était les événements d’Ukraine. Mais, la France a été, avec la Russie, cosignataire des accords de Minsk, qui devaient permettre non seulement un cessez-le-feu mais aussi un accord politique entre Kiev et les insurgés du Donbass. Mais, le gouvernement de Kiev s’est refusé à appliquer le volet politique de cet accord. Et, l’on a pu constater que la très grande fragilité du cessez-le-feu est largement due aux forces du gouvernement de Kiev qui se livrent à des bombardements réguliers sur des cibles civils dans le Donbass.

Les gouvernements occidentaux s’en sont émus. Le gouvernement des États-Unis, qui n’est lui pas partie prenante des accords de Kiev, à reconnu que des unités déployées par le gouvernement de Kiev, comme le bataillon Azov étaient composées de néo-nazis. Ne serait-il pas temps de tirer les leçons de tout cela et d’annuler les sanctions économiques et financières qui ont été prises contre la Russie ?

La mécanique des sanctions et le poids des États-Unis

On sait, aujourd’hui, que les sanctions économiques prises par la France et les Pays de l’Union européenne, se sont retournées contre ces pays. L’effondrement du commerce avec la Russie a touché de nombreuses entreprises. De plus, les contre-sanctions qui ont été prises par le gouvernement russe ont eu un effet très négatif sur l’agriculture française. En fait le régime des sanctions apparaît à la fois comme inefficace, à des effets pervers importants en matière de détournement de commerce, et n’apparaît pas comme justifié politiquement.

Mais, il est clair que même si la France annulait les sanctions économiques, elle resterait tributaire de la législation américaine en ce qui concerne le commerce et surtout les moyens de financement. En effet, les États-Unis se sont dotés d’un arsenal de loi extraterritoriales, qui leur permettent de poursuivre une société non-américaine uniquement parce qu’elle utilise le Dollar dans des échanges avec un pays « sous sanctions » des États-Unis.

En effet, le champ d’application des lois sur les sanctions s’est élargi de manière considérable à toute entreprise et personne dans le monde à partir d’une connexion aussi tenue avec le territoire américain qu’un email ou une communication téléphonique, selon la formule rituelles « passed through, was stored on, and transmitted to servers located in the United States » [2]. Ceci confère un pouvoir extraordinaire au sens premier, soit sortant de l’ordinaire, aux autorités américaines [3].

Dans la mesure où le gouvernement français n’a pas protesté, et n’a pas invoqué la court d’arbitrage international ou la cour international de justice de La Haye dans ce type de conflits, il a accepté de se plier à la législation américaine. Cela pose un problème majeur quant à l’indépendance de notre pays.

On peut penser que l’accord auquel la France et la Russie ont abouti sur le Vladivostok et le Sébastopol va permettre de stabiliser la situation des relations économiques entre les deux pays. C’est en tout cas ce qu’espèrent les industriels français, qui ont été durement affectés par les sanctions. Mais, pour qu’une réelle amélioration soit possible il faudrait que les sanctions tant économiques que financières soient levées. Et pour cela, il faudrait que la France recouvre son indépendance en matière de politique étrangère, tant vis-à-vis des États-Unis que de l’Union européenne. On en est, hélas, encore loin.

Par Jacques Sapir · 6 août 2015

Transmis par la_peniche


[2L’Office of Foreign Assets Control (OFAC) : Réprime les actes de commerce internationaux effectués par des firmes de toute nationalité avec des pays qui sont sous embargo par le gouvernement américain : « The Office of Foreign Assets Control (OFAC) of the US Department of the Treasury administers and enforces economic and trade sanctions based on US foreign policy and national security goals against targeted foreign countries and regimes, terrorists, international narcotics traffickers, those engaged in activities related to the proliferation of weapons of mass destruction, and other threats to the national security, foreign policy or economy of the United States. »

[3Charles F. Smith & Brittany D. Parling, “‘American Imperialism’ : A Practitioner’s Experience with Extraterritorial Enforcement of the FCPA,” UNIV. OF CHICAGO LEGAL FORUM 237, at 239 (2012) ; 15 U.S.C.§§78dd-1, 78dd-3.



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