Le capitalisme du médicament

lundi 11 février 2013
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Je viens de découvrir qu’un des médicaments que je prends depuis plusieurs années est un médicament dangereux.
Je suis en conséquence très attentif à ce que dit Philippe Even dans une interview au Nouvel Observateur sur les causes de cette situation.
Bien évidemment, Philippe Even ne dit pas comment il convient d’en finir avec ce système :
« Le capitalisme est devenu essentiellement spéculatif, visant la rentabilité immédiate. Les managers des firmes ont exigé 20% de rendement par an, se condamnant à des politiques de court terme absolument antinomiques avec la découverte de nouveaux médicaments qui demande au moins dix ans. Alors, pour gagner de plus en plus d’argent, l’industrie a tenté d’aliter la France entière en élargissant la définition des maladies. »
Mais les lecteurs qui me connaissent savent très bien ce que je peux préconiser.

« L’entreprise médicale menace la santé »

Véritable contre-pouvoir à la vox pharmacia et à son inflation de faux messages sanitaires, le guide du médicament des professeurs Philippe Even et Bernard Debré – 900 pages – sorti le 13 septembre, marque une avancée spectaculaire dans la liste des ouvrages mis à la disposition des médecins et de leurs patients. C’est aussi le travail d’expertise critique et indépendant manquant, qu’auraient dû faire depuis 20 ans les autorités sanitaires. Quatre mille médicaments de la pharmacopée française sont ainsi expertisés, pour un résultat sidérant : Philippe Even et Bernard Debré estiment que l’Etat jette 15 milliards par la fenêtre chaque année et pour des médicaments inutiles ou dangereux… voire les deux. Une piste de travail pour François Hollande en quête de 30 milliards à économiser en 2013. Entretien.

Nos pharmacies sont encombrées de pilules qui ne servent à rien et peuvent même être mortelles. C’est ce qu’affirment les professeurs Even et Debré dans un livre de 900 pages où ils évaluent 4000 médicaments. Explications avec Philippe Even

Le Nouvel Observateur Vous établissez qu’il y a en pharmacie 60% de médicaments inutiles. Mais avant toute critique, ne doit-on pas d’abord reconnaître à l’industrie pharmaceutique des avancées majeures ?

Philippe Even Oui, cela a été vrai de 1950 à 1990. Elle a inventé, développé et commercialisé presque tous les grands médicaments qui ont changé notre vie. Les antibiotiques et les vaccins ont supprimé la mortalité infantile dans les pays occidentaux et d’un seul coup allongé notre médiane de vie de dix ans. Ensuite, les grands traitements des maladies d’après 50 ans – cancers, maladies cardiaques, maladies inflammatoires et autre diabète – l’ont encore allongée de cinq ans.

De cette industrie, vous dites qu’elle est devenue « stérile et profondément pervertie ». Comment en est-on arrivé là ?

L’industrie a mangé son pain blanc avant 1990, en découvrant ce qu’il était facile de découvrir. Vous preniez n’importe quelle plante et n’importe quel organe, vous le faisiez bouillir à petit feu et il en sortait un médicament. Mais, soudainement, la biologie s’est terriblement complexifiée. On n’étudie plus un organe mais ses cellules et ses dizaines de milliers de molécules. Les découvertes sont toujours nombreuses mais ponctuelles. On avance, mais pas à pas. C’est pourquoi les nouveaux médicaments n’ont, eux aussi, que des applications ponctuelles.
Ainsi, ces vingt dernières années, pas un seul traitement de grande envergure n’a été découvert, c’est-à-dire qui soit à la fois très actif et qui concerne un grand nombre de malades. L’industrie pharmaceutique n’a commercialisé qu’une vingtaine de molécules très efficaces, mais sur de petits créneaux comme certaines sous-variétés de cancers. Lentes et difficiles, les découvertes ne se font plus désormais que dans les laboratoires universitaires. L’industrie a décroché, elle a abandonné les recherches devenues trop complexes. Les petits marchés étant beaucoup plus étroits qu’autrefois, cela l’oblige, pour maintenir ses bénéfices sacro-saints, à vendre ses molécules à des prix nettement supérieurs aux prix d’autrefois ; parfois 100.000 euros par an et par malade.

Y a-t-il tout de même des cas où de telles dépenses se justifient ?

Oui. Par exemple en cancérologie, quand on utilise le Mabthera, le Glivec, l’Herceptin, l’Iressa. Et dans les maladies immunologiques, la Cyclosporine, les interferons, le Kinéret, l’Enbrel, l’Humira. Mais à l’inverse, des dizaines de médicaments n’ont aucune efficacité notable et comportent des risques majeurs. Et ceux-là sont beaucoup plus nombreux, tel l’Avastin, un anticancéreux, pourtant largement prescrit.

Comment les entreprises du médicament réagissent-elles face à cette pénurie de molécules nouvelles ?

Le capitalisme est devenu essentiellement spéculatif, visant la rentabilité immédiate. Les managers des firmes ont exigé 20% de rendement par an, se condamnant à des politiques de court terme absolument antinomiques avec la découverte de nouveaux médicaments qui demande au moins dix ans. Alors, pour gagner de plus en plus d’argent, l’industrie a tenté d’aliter la France entière en élargissant la définition des maladies. Nous sommes ainsi tous devenus des hypertendus, des diabétiques, des hypercholestérolémiques, des artériels, des ostéoporotiques et des fous en puissance.

Les laboratoires, avec l’appui de nombreux spécialistes complices, ont multiplié les traitements préventifs donnés pendant dix à trente ans à des gens sains pour prévenir des pathologies qu’ils n’auront jamais. Un pactole dont le meilleur exemple est celui des statines, pour lutter contre le cholestérol. Le principe de précaution devrait s’appliquer d’abord au principe de précaution lui-même. L’industrie a inventé des maladies qui n’existent pas et médicalisé les difficultés psychologiques et physiques courantes de l’existence. Enfin, elle a développé les « me too » : comme les brevets de ses grandes molécules tombaient dans le domaine public et devenaient la proie des génériqueurs, elle a sorti en rafales tous les cinq ou six ans des quasi-copies relookées et « remarketées » de ses anciennes molécules baptisées de « deuxième » ou « troisième » génération.

Et les médecins prescrivent souvent en priorité ces « nouveautés ». Or vous expliquez qu’elles sont souvent plus chères et jamais plus efficaces. Que certaines ont même des effets secondaires graves que ne présentent pas les médicaments de première génération.

En effet la totalité des ces « me too » n’a pas le moindre intérêt. Mais avec l’impardonnable accord de l’Etat on a accepté des prix et des remboursements égaux ou supérieurs à ceux des molécules originales. La copie de « la Joconde » plus chère que la Joconde elle-même ! Scandale d’Etat. Exemples : il y a 5 molécules pour traiter l’hypertension artérielle et 150 « me too ». Et pour les 108 médicaments d’excellence, 400 « me to », plus 1000 génériques ! Et ce n’est pas tout : les firmes ont une politique de dénigrement des anciennes molécules car elles ne rapportent plus rien financièrement.

Par exemple ?

Les meilleurs exemples, ce sont les antiasthmatiques. Mais aussi les antidiabétiques oraux : les plus efficaces, ce sont la metformine sortie en 1959 et certains sulfamides datant de 1956. Ils sont la base du traitement. Mais à 0,1 ou 0,2 euro par jour, ils ne rapportent plus rien à l’industrie qui voit lui échapper un marché en pleine expansion car il y a aujourd’hui quatre fois plus de diabétiques qu’il y a dix ans. Alors sont sortis en rafales 8 nouveaux médicaments : l’Avandia, l’Actos, le Byetta et plusieurs gliptines. Plus dangereux voire mortels. Infiniment moins efficaces et beaucoup plus chers : jusqu’à 6 euros par jour, soit 60 fois le prix de la metformine. « L’entreprise médicale menace la santé », écrivait déjà Ivan Illich, le grand critique de la société industrielle, en 1975.

Mais comment l’Etat en est-il arrivé à jouer ainsi contre les intérêts des patients et la nécessité de réduire les dépenses médicales ?

Parce que, comme le disent officiellement et dans les mêmes termes l’ONU et les parlements américain et britannique, « l’industrie est une pieuvre infiltrant toutes les instances décisionnelles nationales et internationales, les gouvernements, les grandes administrations, les institutions, les sociétés savantes médicales et les médias ». Voilà pourquoi nos commissions d’évaluation tournent en rond, laissant passer des molécules inefficaces et dangereuses alors qu’elles savent que les essais cliniques réalisés par l’industrie sont biaisés, truqués, mensongers, masquant les dangers, amplifiant les effets positifs.
Quant à la pharmacovigilance qui devrait permettre de suivre attentivement les médicaments pour repérer les accidents, il s’agit davantage d’une pharmaco-somnolence, ce que l’affaire du Médiator a bien illustré. Les accidents seraient-ils quand même repérés que le dossier du médicament tournerait indéfiniment entre les différentes commissions comme une boule dans un flipper.

Dans votre guide, vous pointez les vraies dépenses de l’industrie. Ce n’est pas du tout ce qu’on croit.

En effet, car quoi qu’elle prétende, elle dépense 5% – seulement – pour la recherche, 15% pour le développement, 10% pour la fabrication entièrement sous-traitée en Inde ou au Brésil. L’industrie de la santé est parmi les plus lucratives. Où est la morale ? Elle n’y parvient que par un marketing et un trafic d’influence pour lesquels elle n’investit pas moins de 45% de son chiffre d’affaires ! A Washington, 600 lobbyistes s’affairent, presque autant à Bruxelles, plusieurs dizaines à l’Assemblée nationale à Paris. Elle tient aussi la presse professionnelle, et dans toutes les langues, via les grandes agences telles Cégédim et Business Média – présente dans 80 pays et qui emploie 20.000 personnes.

Plus grave, l’industrie centre ses efforts sur les maladies fréquentes des pays riches, avec une préférence pour les traitements préventifs des « malades » chroniques.
Ce qui intéresse un manager, ce n’est pas de traiter une maladie mais de s’ouvrir un grand marché. L’industrie du médicament sacrifie les pays pauvres, c’est-à-dire les trois quarts de la planète où on meurt encore avant 40 ans faute d’antibiotiques et de vaccins. Trois millions d’enfants africains décèdent ainsi chaque année.

Vous exposez avec précision la façon dont les études sont biaisées, qu’en est-il exactement ?

C’est le problème des essais pré-cliniques et cliniques. Les premiers sont effectués dès lors qu’une molécule est mise au jour par un laboratoire universitaire et attire l’intérêt de l’industrie pharmaceutique. Ce choix ne se fonde jamais sur des questions de santé publiques mais exclusivement sur l’ampleur du marché et la probabilité de développement rapide de la molécule. L’industrie parle alors de molécule fertile ou mature. Les recherches sur une molécule dont le créneau est trop mince ou dont le développement apparaît trop long, sont abandonnées. Les dirigeants des grands laboratoires misent au « pif », à l’intuition. Une fois sélectionnée, la molécule est soumise à des essais dits pré-cliniques pendant deux ou trois ans. Au cours de cette phase, on observe sa toxicité et son efficacité chez l’animal. Environ 90% des molécules testées durant cette étape doivent être rejetées, car trop peu efficaces ou trop toxiques. Les plus convaincantes vont être alors étudiées chez l’homme pendant quatre à huit ans par des essais cliniques. J’affirme, avec beaucoup d’autres que tous sont biaisés, filtrés, interprétés, truqués.

Ce sont les laboratoires eux-mêmes qui définissent le nombre de malades à recruter, selon la confiance qu’ils accordent à l’efficacité de la molécule. Moins la molécule leur semble efficace, plus ils sont contraints de recruter un nombre élevé de patients, pour espérer atteindre un niveau de signification statistique. Mais même le choix de ces malades est biaisé.

Comment cela ?

Les critères d’inclusion, définis par les laboratoires, visent à recruter des personnes plus jeunes et moins malades que dans la vie réelle. Ensuite, des médecins sont rémunérés au nombre de malades qu’ils recrutent. De cinq à dix mille dollars. Ils leur arrivent de ne pas respecter les critères pour réunir le plus grand nombre de malades possible. Comme les médecins des hôpitaux universitaires sont trop exigeants et très contrôlés par des comités d’éthiques, l’industrie s’adresse de plus en plus aux CRO (Clinical Research Organisation), organismes financés par des laboratoires et chargés de recruter pour elle les malades, de préférence dans des pays low-cost : Europe de l’Est, Afrique, Asie ou Amérique du Sud. Plus le nombre de pays est important, plus le marché est internationalisé et in fine rentable. Les essais peuvent se dérouler ainsi dans 5 à 30 pays différents, suivis par 100 à 500 médecins. Les résultats bruts sont envoyés aux laboratoires. L’industrie pharmaceutique les façonne ensuite.

Et dans le plus grand secret.

Exactement. Les médecins de la firme s’attachent alors à mettre en exergue des résultats positifs, à les magnifier, quitte à masquer des effets secondaires qui pourraient faire de l’ombre à un marché lucratif. Les accidents cardiaques du Vioxx en sont un bon exemple : ils étaient connus par la firme dès 1999. Elle ne les a pas communiqués à l’agence du médicament américaine et trois ou quatre ans plus tard, les accidents cardiaques se sont multipliés. C’est la firme elle-même qui retire alors le médicament en espérant qu’on ne parlerait plus de ces accidents. Les victimes – on estime qu’il y a eu entre dix mille et quarante mille morts – ont alors porté plainte. La firme a été condamnée à leur payer 4,7 milliards de dollars. En France, trois malades seulement ont pu être indemnisés à hauteur de 400.000 mille euros au total.

Il est important que l’industrie pharmaceutique subventionne les recherches universitaires sur le médicament mais il est inacceptable que ceux qui ont menés les recherches soient, après coup, les évaluateurs du médicament. Ils ne peuvent être juges et parties. À la fois, experts sur la qualité du médicament et portes voix de l’industrie pharmaceutique. Je ne vous donnerai pas les noms, mais parmi les universitaires, tout le monde les connaît. Ce devrait être aujourd’hui l’heure d’un Grenelle du médicament pour remettre à plat toutes ces dérives et parvenir à faire travailler ensemble l’industrie et la recherche publique. Il faut que l’Etat finance fortement cette démarche sur le CIR (crédit impôt recherche). Sinon la France restera la lanterne rouge des découvertes de médicaments et entièrement dépendante de l’étranger pour soigner ses malades.

Comment avez-vous tenté d’alerter les autorités publiques et l’opinion ?

J’étais professeur de thérapeutique en 1966. Je suis resté inconscient pendant des années de la façon dont se déroulaient les choses. J’utilisais les médicaments sans savoir comment ils ont été découverts, ce qui est la situation de 90% de mes collègues. En 1981, j’ai été nommé par le gouvernement membre de la commission ministérielle de l’autorisation des médicaments. Là, j’ai commencé à comprendre comment se déroulait réellement les choses. Et à le dire. On m’a alors écarté de la commission.

J’ai ensuite rempli d’autres fonctions. J’ai été Doyen de la faculté Necker et je ne me suis intéressé de nouveau aux médicaments, qu’une fois libre de publier et de m’exprimer sur ce problème. J’ai été en contact avec d’autres collègues américains tels Marcia Angell et Jérôme Kassirer, tous deux anciens rédacteurs en chef du New England Journal of Medecine, le plus prestigieux journal de médecine au monde. Je n’ai rencontré en France aucun écho malgré quatre livres et la traduction de celui de Marcia Angell. C’est alors qu’est arrivée Jeanne d’Arc, Irène Frachon, qui a déclenché le scandale du Mediator et réveillé les médias et les politiques. D’où ma décision d’écrire ce livre avec Bernard Debré. Le Président Sarkozy nous avait chargé Bernard Debré et moi-même d’un rapport sur les leçons à tirer de l’affaire du Mediator. Ce livre en est le prolongement.

Dans un entretien accordé à « BoOks » en avril 2009, vous expliquiez justement à quel point vous avez été vous-même naïf...

La plupart de mes collègues ont été, comme je l’ai été longtemps, inconscients de la réalité du marché du médicament et sont préoccupés, à juste titre, de leurs recherches et de leurs patients. Donc, d’une façon générale, silence de cathédrale. Mais remarquez qu’ils ne disent pas non plus le contraire. Ils se taisent. Contrairement à un grand nombre de leurs collègues américains et aux grands journaux de médecine anglais et américains qui évoquent ces questions exactement comme moi, depuis des années, à longueur de pages, toutes les semaines. Quelques médecins sont aussi très étroitement liés à l’industrie pharmaceutique et agissent à ses côtés pour qu’elle puisse développer ses marchés.

Dès 2002, Bernard Kouchner a imposé la déclaration des liens d’intérêts entre les experts et l’industrie pharmaceutique. Les décrets d’application ne sont parus qu’en 2007 et n’ont été que partiellement appliqués.
Certains médecins se sont déclarés, d’autres pas. Le résultat : beaucoup plus de la moitié des experts de nos commissions ministérielles d’évaluation des médicaments sont très étroitement liés financièrement à l’industrie pharmaceutique. Au point que certains présidents des commissions de l’ancienne Afssaps [devenu Agence de sécurité du médicament ANSM en mai 2012, NDLR] étaient liés par dix à cinquante contrats avec l’industrie pharmaceutique.

Il s’agit là de contrats personnels de consultance, leur accordant honoraires ou actions en bourse contre leur soutien actif et permanent. En France ces contrats vont de 10.000 à 500.000 euros et aux Etats-Unis de 500.000 à deux millions de dollars. La tentation est grande. Tous ces contrats ne représentent pour l’industrie mondiale qu’une dépense annuelle de quatre ou cinq cent millions de dollars, beaucoup moins d’un millième de son chiffre d’affaire. Les médecins se vendent pour un plat de lentilles.

Propos recueillis par Anne Crignon et Céline Revel-Dumas
« Guide des 4000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux »,
par Bernard Debré et Philippe Even, Cherche Midi, 912 p., 23,80 euros.

Source : ceci est la version intégrale de l’entretien paru dans "le Nouvel Observateur" du 13 septembre 2012, qui consacre son dossier de la semaine au « Guide des médicaments ».

Michel Peyret
19 septembre 2012



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