Les dessous pas très propres d’Aldi

mardi 15 mai 2012
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L’enseigne allemande a popularisé le discount largement au delà des frontières du pays. Mais ce succès cache des méthodes très contestables, révèle cette grande enquête de l’hebdomadaire Der Spiegel.

La carrière d’Andreas Straub s’est terminée sur un parking. Il a vidé sa voiture de service, une Audi A4, rendu les clés, et il est monté dans le taxi qui l’attendait. Le chauffeur savait qu’il devait le conduire chez lui, la course était déjà réglée. Chez Aldi, même le licenciement est organisé.Quatre ans auparavant, Straub s’était laissé séduire par le discours lyrique du géant allemand du discount : “Vous souhaitez montrer ce que vous avez dans le ventre ? Vous voulez faire bouger les choses ? Développer vos propres idées tout en ‘pensant entreprise’et mettre efficacement vos idées en application ? Vous êtes fait pour être responsable régional des ventes à Aldi Sud.” Andreas Straub est entré chez Aldi à 22 ans. A 23 ans, il était l’un des plus jeunes responsables régionaux des ventes (RV). Auparavant, il avait étudié l’économie d’entreprise dans le cadre d’un programme de formation pour Daimler, passé un semestre à Copenhague, fait un stage au Canada et avait été reçu dans les premiers de sa promotion. Et il allait chez Aldi ? Ce distributeur bas de gamme ? “T’es dingue”, lui ont dit ses amis. “Bien sûr j’aurais pu rester chez Daimler, mais ce grand groupe m’avait l’air horriblement lent. Les employés me semblaient frustrés, ternes, mous.” Aldi en revanche, c’était la réussite, l’efficacité, et surtout un très bon salaire. Dès la première année, Straub gagnait 60 000 euros brut. Il sait aujourd’hui que pour un débutant un salaire supérieur à la moyenne constitue une sorte d’indemnité.

Straub vient d’écrire un livre sur son passage chez Aldi. C’est la première fois qu’un cadre ose révéler les détails de la vie intérieure du géant de la distribution. Straub dresse le portrait d’un groupe paranoïaque, qui pousse sa manie de la hiérarchie et du contrôle à l’excès, qui harcèle, brise et finit par virer les employés qui n’entrent pas dans le moule. Il explique surtout que la religion du “toujours moins cher” lancée par les fondateurs d’Aldi, Karl et Theo Albrecht – et qui envahit aujourd’hui le monde entier –, a un prix. Ce prix, ce sont les hôtesses de caisse, les cadres, les fournisseurs et les clients, soumis à une surveillance permanente, qui le paient.

Straub n’est pas le premier à avoir consacré un livre à Aldi. Mais les derniers ouvrages écrits par des cadres dataient des années 1970. Lui, il est resté dans le groupe jusqu’en 2011. Aldi est un tel monument que 99 % des Allemands connaissent la marque. Les frères Albrecht ont révolutionné la distribution et le comportement d’achat de leurs concitoyens. Ils ont modifié la consommation en Allemagne comme aucune autre entreprise ne l’a fait ailleurs. Depuis que, en 1961, ils ont divisé leur empire en deux sociétés indépendantes, une au Nord et une au Sud, avec respectivement pour siège Essen et Mülheim, ils ont conditionné le pays à “penser pas cher” et contribué à ce que la chasse aux bonnes affaires soit élevée au rang de vertu. Et ils ont propagé cette idéologie dans le monde entier. Le discount est l’un des succès à l’exportation de l’Allemagne – et Aldi, avec un chiffre d’affaires de 57 milliards d’euros, en est l’un des principaux acteurs, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou en Australie. Pour le moment. Car, comme Anton Schlecker, le roi de la droguerie, qui a récemment fait faillite, le système bâti par les Albrecht repose entre autres sur l’intimidation, le contrôle et la méfiance.

Straub n’est pas le seul à le dire. Der Spiegel s’est, au cours des derniers mois, entretenu avec des cadres du groupe, anciens et en fonction, des fournisseurs, des syndicalistes, des vendeurs et des concurrents pour décrypter les principes du darwinisme du discount. Il a découvert des absurdités qui, mieux encore que les propos de Straub, témoignent de la folie du contrôle qui règne chez Aldi. Dans sa soif de régenter les 100 000 employés et fournisseurs qu’il compte dans le monde entier, Aldi ne cesse d’entrer en conflit avec le droit du travail, de violer les usages des affaires et de franchir les frontières de la décence.

Un gène Aldi

Pour travailler dans le groupe, il faut avoir le “gène Aldi”. C’est-à-dire partager des valeurs classiques, comme l’honnêteté, la franchise, le respect, l’équité et la fiabilité, lit-on dans une annonce pour une formation interne destinée à l’encadrement d’Aldi Nord.

“La carrière des femmes se déroule selon le principe des trois C : Caisses de produits (manipuler) ; Cartons (ouvrir) ; Caisse enregistreuse”, ironise un ancien directeur. Bien sûr, on trouve quelques femmes à des postes de direction, mais c’est loin d’être la norme. Cette image de la femme a des conséquences pour les employées comme pour les clientes. C’est un secret de Polichinelle que plusieurs RM de la Hesse se sont amusés à filmer discrètement les clientes, surtout celles qui avaient une jupe courte ou un décolleté plongeant ; dès qu’elles se penchaient sur un bac réfrigéré ou devant un rayon, ces messieurs zoomaient. Comme si ça ne suffisait pas, les films étaient ensuite gravés sur CD et échangés. Ces agissements ont eu lieu à Francfort, à Dieburg et dans d’autres magasins de la Hesse. On “ne peut exclure que certains collaborateurs isolés se soient mal comportés”, nous a répondu par écrit Aldi Sud. C’est là une argumentation courante : l’entreprise est bonne, s’il y a un problème c’est un cas isolé. Mais il y a quand même beaucoup de cas isolés.

Un partenaire à la fois craint et vénéré par ses fournisseurs

La journée de Fabian Mersedorf [1] est réglée comme du papier à musique. Responsable des achats, il reçoit en moyenne trente fournisseurs par jour. Il leur accorde un quart d’heure, pas une minute de plus. “Si quelqu’un ne peut pas m’expliquer en quinze minutes pourquoi je devrais acheter son produit, il n’y arrivera jamais”, déclare-t-il. Aldi Sud compte 500 fournisseurs réguliers, Aldi Nord à peu près autant. Il y a deux producteurs pour chaque produit – on peut ainsi remplacer immédiatement l’un par l’autre. Les commandes sont énormes (12 milliards d’euros par an pour Aldi Sud). Aldi est donc un partenaire à la fois vénéré et redouté par les fournisseurs.

Comment traite-t-on avec un tel géant ? C’est Aldi qui fixe les prix de tous les produits alimentaires – y compris pour la concurrence. “C’est une loi non écrite : nul ne descend au-dessous du prix d’Aldi”, confie le directeur d’une chaîne de supermarchés. Peu importe à combien de centimes on achète le lait ou les nouilles, Lidl et Rewe attendent que les fantômes de Mülheim et d’Essen aient tranché.

Et Aldi fait bien sentir son pouvoir : le fournisseur qui a rendez-vous se présente à l’accueil et on lui donne le code d’accès de la salle où il sera reçu, un réduit appelé “box”. Là, le “demandeur” – et qu’il n’aille pas s’imaginer être autre chose – attend au moins une demi-heure, en général sans eau ni café. Le responsable finit par arriver et les négociations commencent. En fait, négociation n’est pas le mot exact. Aldi énonce ce qu’il est prêt à payer, ce qu’il souhaite, ce qui le gêne, il s’énerve, refuse. Si le fournisseur commence à marchander, on met clairement les choses au point : “C’est un ordre, pas une négociation.” Peter Wesjohann, le patron de Wiesenhof, l’un des plus gros producteurs de volaille d’Europe, a été convoqué au siège comme un collégien au début de l’année, parce que la presse avait une fois de plus parlé négativement d’une de ses entreprises. Il était alité avec la grippe ? Et alors ?

Même si Aldi négocie les prix au dixième de centime, il se considère comme un partenaire juste et veille activement à entretenir cette réputation. Les factures sont réglées promptement, et jusqu’à récemment, dit-on, toute relance atterrissait sur le bureau de Karl Albrecht lui-même. Aldi dispose d’énormes réserves de liquidités. Aldi Sud peut mobiliser à tout moment 1 milliard d’euros, et le montant serait encore plus élevé pour Aldi Nord. C’est ce qui fait que les deux branches indépendantes sont également arrogantes.

“Au fil des années, j’ai beaucoup réfléchi à mon rôle dans ce système, confie Andreas Straub. Je faisais mon boulot. Je chassais les doutes qui ne cessaient de m’assaillir. Et puis un jour je n’y suis plus arrivé. J’ai connu une grave crise personnelle, la première d’une vie qui s’était jusque-là déroulée sans anicroches.” Avec un an de recul, il porte un regard distancié, voire amusé, sur les procédés de son ancien employeur. “Aujourd’hui, conclut-il, je ne regrette qu’une chose : ne pas être parti beaucoup plus tôt.”

Par Susanne Amann, Janko Tietz. source Der Spiegel le 11/05/2012

Transmis par Linsay


[1le nom a été modifié



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