Polanyi, un penseur de l’anti-capitalisme

dimanche 18 décembre 2011
popularité : 4%

Karl Polanyi, hongrois, né le 25 octobre 1886 à Vienne, décédé le 23 avril 1964 aux USA, était un historien de l’économie influencé par le marxisme.

Économiste, diplômé en philosophie et en droit, il participe en 1914 à la création du parti radical hongrois et en devient secrétaire avant d’être forcé d’émigrer à Vienne en 1919.

En 1933, suite à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, il émigre une nouvelle fois et quitte Vienne pour Londres. En 1940 il part aux États-Unis enseigner l’économie politique. C’est là qu’il écrit son principal ouvrage : La Grande Transformation, une histoire du capitalisme du 18e siècle à la 2e guerre mondiale. Un institut qui porte son nom a été fondé en 1987 à Montréal.

Au delà de ce que l’on peut penser des conclusions et commentaires de l’auteur (le titre original de cet article était : Polyanyi le penseur capital de l’anti capitalisme) et de Polanyi lui même, il a paru intéressant à Rouge Midi de faire connaître l’un des penseurs de l’économie sociale.

Notre époque est timide, l’humeur de notre vieux pays est au repli. « Le mal, c’est l’égoïsme qui est au fond la lâcheté » disait Jules Lagneau (1851-1894). Il ne faut pas subir les évènements s’exclamait Nicolas Sarkozy au sortir du G20 de Cannes. Il faut aussi prendre la peine de vivre. Et pour cela, il faut en avoir les moyens humains.

La société est-elle condamnée à subir la loi des marchés ? Cette phrase eut été plus cohérente. Car qu’on le veuille ou non, les leçons des totalitarismes font souvent obstacle à l’invention de l’avenir. Elles pèsent sur nos initiatives et ont sans doute permis la victoire de l’utopie libérale. Le présent y dicte sa loi, et les chiffres, leur verdict. Cela rend difficile de contrecarrer le néolibéralisme. Les évènements n’arrivent pas par pur hasard.

L’alternative souhaitée par une majorité de citoyens inquiets ne prendra vraiment forme dans leurs têtes que le jour où ils auront repris leur esprit. Qu’il ait fallu attendre la crise grecque pour s’en persuader ne laisse pas de surprendre. L’actualité faisant office de diktat, les salariés sont apeurés par la rigueur, ils jouent aux « intouchables », quand ils ne sont qu’impuissants. Combien sommes-nous à regretter le recul de la politique face à l’économie ? Combien sommes-nous à trouver que la place de l’économie dans la société est démesurée eu égard aux besoins fondamentaux de l’être humain que sont par exemple, l’amour, la camaraderie, l’entraide, l’éducation populaire, les liens familiaux ? Pouvons-nous échapper à la fétichisation de l’économique et à l’emprise de la logique de marché quand celle-ci prend le pas sur la cohésion sociale ? Que faire pour que la circulation des marchandises ne prévale pas sur la qualité des relations sociales ? Ces questions furent celles du récent dossier de Marianne consacré à la crise du capitalisme. Elles furent celles également du grand économiste et anthropologue Karl Polanyi (1886-1964) dont d’importants essais paraissent en même temps que reparaît le livre de Jérôme Maucourant sur son rôle intellectuel et son œuvre [1].

En la lisant, il est possible d’échapper à l’utopie libérale du marché autorégulateur. La rigueur s’allège, la dette pèse moins sur les consciences, et le temps s’ouvre à d’autres horizons. Enfin un économiste qui ne parle pas qu’aux économistes ! Il permet à nouveau de débattre d’économie politique sans être cloué au pilori par les fureurs de la divinité Croissance.

Car vouloir se soustraire de la vision économique du monde, cela ne revient pas forcément à nier la nécessité des marchés, cela revient à ne pas se fondre dans « la société de marché » : c’est à dire pouvoir organiser les échanges économiques, promouvoir une auto-organisation populaire à l’instar de celle qui effraya les élites européennes en 1848. Il a toujours existé des marchés, des foires, des ports, des places financières mêmes, mais l’apparition de l’économie de marché, son évolution, qui aboutit à faire parler les marchés, et à craindre leurs réactions, comme s’il s’agissait de personnes vivantes, cela n’est pas si vieux.

Le mythe du marché autorégulateur – désencastré des rapports sociaux – est une invention qui date du XIX siècle. Et c’est pour l’avoir dénoncé dans son livre « La grande transformation » en 1944 et s’être battu contre la société du tout-marchand, que Polanyi, adepte du socialisme démocratique, redevient de nos jours une référence théorique importante, mieux, un auteur incontournable. Les trois dernières décennies ont connu à l’échelle mondiale, un nouvel épisode d’utopie libérale. D’aucuns parlent même de libéralisme « réel » par analogie au « communisme réel » dont le grand écrivain russe Alexander Zinoviev fut le chroniqueur impitoyable. Le libéralisme réel n’a pas encore son Zinoviev, mais il a Karl Polanyi, et c’est pour l’avoir ignoré trop longtemps que ses thèses sont le complément obligé de notre récent dossier.

UNE VIE MONDIALE

En quoi cet homme né à Budapest et qui connut une jeunesse rebelle peut-il nous aider ? Par son cosmopolitisme d’abord, tant il nourrit son expérience et sa réflexion, au même titre que celui de l’économiste Amartya Sen aujourd’hui. Polanyi a vécu et travaillé en Hongrie, à Vienne, en Angleterre, à New York. C’est un penseur de l’âge des extrêmes. Il a repensé le marxisme à l’époque de la montée des fascismes. Il a repensé la démocratie à l’époque du plan. Son implication politique en Hongrie fut de courte durée et ses thèses furent surtout par la suite discutées dans le monde académique et intellectuel.

Mais il a mené comme il l’écrivait lui-même à une amie en 1958 « une vie mondiale ». Il a vécu la vie du monde humain. Son intérêt pour l’éducation ne s’est jamais démenti. Son style est celui d’un honnête homme, jamais abscons. Sa largeur de vue est son trait principal. Ses idées peuvent s’égarer – notamment dans ses analyses historiques -, mais jamais se perdre dans des jugements définitifs. Il sait écrire dans différents registres. Cette disposition n’en fait pas un être au-dessus de tout soupçon. Bien au contraire.

S’il fut un journaliste averti durant les années 1920, un austromarxiste [2] ouvert au dialogue, dont on retrouve un écho dans le célèbre ouvrage de Karl Popper « La société ouverte et ses ennemis (1950) -, il a défendu au début de sa période anglaise qui commence en 1933 et s’acheva en 1947 le communisme soviétique comme la plupart des intellectuels progressistes de cette époque. C’est ainsi qu’il estime en 1938 que la planification donnerait les moyens à Staline de contrer le nazisme. Ce qui n’est pas entièrement faux au regard de Stalingrad, mais ne peut justifier la sotte conviction que les procès de Moscou soient truqués.

« A n’en pas douter, c’est le point bas de l’itinéraire d’un homme effrayé par le fascisme et tenté par la croyance en la réalité d’un idéal social » souligne à ce sujet Maucourant. Cet idéal avait pris corps durant ces années viennoises de 1919 à 1933 et s’est largement nourri de sa lecture de Marx et de son expérience de journaliste durant laquelle Polanyi s’était convaincu de l’incompatibilité entre capitalisme et démocratie. Il ne fut pas pour autant un léniniste à tout crin. Dès 1922, il rejette les théories de « l’économie de commandement » qui ont la prétention d’instituer le socialisme. Ses réflexions sur la transition socialiste vont dans le sens d’un socialisme décentralisé.

Marqué par le christianisme autant que par l’histoire du mouvement ouvrier, troublé par l’échec de la grande grève de 1926 en Angleterre, qui avait eu son pendant en France en 1920, il s’est évertué, jusqu’à la guerre, à combattre les partisans de l’économie de marché qui fermaient les yeux devant la montée du fascisme. Et ce n’est que pendant l’écriture de « La grande transformation » qu’il prit conscience de la nécessité de remonter le temps afin de saisir la crise du tournant des années 1930. « Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons en revenir à l’Angleterre de Ricardo » y écrit-il en guise d’avertissement. Il ne pouvait mieux signifier son intention.

C’est en effet ce qui frappe à la lecture de ce grand livre s’ouvrant par ces mots : « La civilisation du XIX siècle s’est effondrée ». Il serait possible d’ajouter sans trahir Polanyi : la mentalité de marché l’a tuée. C’est le deuxième point sur lequel Polanyi peut nous aider à bouter la vision économique du monde. Il nous oblige à repenser les droits sociaux à l’aune de ce qu’est devenue l’économie de marché. Roosevelt, d’ailleurs, ne dira pas autre chose dans son discours de Philadelphie du 11 juin 1944 où il édicte des règles de justice sociale afin de contrecarrer les risques engendrés par le marché total [3].

LES AVATARS DE « LA SOCIETE DE MARCHE »

.

La coïncidence des dates n’est pas le fait du hasard. Et c’est ce qui rend la lecture de Polanyi encore plus actuelle. Nous entrons aujourd’hui dans un second cycle polanyien selon Bernard Chavance, le préfacier de « La subsistance de l’homme ». « Les trois dernières décennies ont connu, à l’échelle mondiale, un nouvel épisode d’utopie libérale caractérisé par une réactivation de la croyance dans les vertus bénéfiques et autorégulatrices du système de marché, un véritable culte de la concurrence, ainsi qu’une poussée inédite de la marchandisation du monde » écrit-il.

Des preuves ? Elles sont nombreuses ; bien avant la faillite grecque. Pour s’en tenir à l’orbe européenne, il suffit de renvoyer aux arrêts de 2007 rendus par la Cour de Justice des Communautés européennes. L’expression de « société de marché » utilisée par Polanyi ne va pas de soi. Il faut l’expliquer. Elle renvoie en réalité à ce que Maucourant appelle « la fabrique libérale de la société ».

Cette idée reprend celle de Polanyi selon laquelle le laisser faire de la paix de cent ans – 1815-1914 – était en réalité planifié par les libéraux. Elle dévoile donc les coulisses de la fabrique libérale de la société. On dirait aujourd’hui qu’elle dévoile comment les experts et les technocrates s’y prennent pour détrôner le politique. Ce qui était en passant le vœu de Friedrich Hayek (1889-1992), et des italiens aujourd’hui ! Les experts tentent de parvenir à une gestion optimale de la concurrence. Y compris au sein de l’Education Nationale ! Ils font de fait allégeance à la Banque Mondiale et à son credo : « doing business ». N’est ce pas ce qui est arrivé avec l’arrêt Laval en 2007 [4] ?

Il permet à un capitaliste extérieur à la Suède, par exemple, qui désirerait implanter son entreprise au pays des lacs d’échapper aux conventions collectives de ce même pays. Tel est le marché total, il outrepasse la sphère des produits marchands, il étend l’idée de marché ici au travail humain, mais aussi à la terre, entre autres, selon Polanyi. Il est ce qui rend possible l’autonomie de l’économie.

C’est ce que Polanyi appelle « le sophisme économiste ». Il signifie que le capitaliste sans foi ni loi peut bénéficier n’importe où d’un blanc seing au mépris de toute autre considération que celle de produire et s’enrichir. D’où les deux sens du mot économie chez Polanyi. L’économie substantive – elle a toujours existé –, elle satisfait aux besoins de l’être humain, et l’économie de marché : elle met en jeu la notion de choix et de rareté. Il ne faut pas les confondre. Car la deuxième peut conduire à l’idée que le désir de l’être humain est illimité – comme la croissance – de même que le bois ou n’importe quelle matière première, pourrait l’être. C’est ce sentiment d’illimitation qui accouche de la société de marché et du libéralisme réel. Au même titre que la loi de 1999 aux Etats-Unis qui mit fin à ce qui restait de la législation bancaire de Roosevelt.

On comprend mieux pourquoi Polanyi affirme que l’apparition progressive de la mentalité de marché a été la conséquence d’une intervention consciente et souvent violente de l’Etat durant la paix de cent ans. On comprend mieux pourquoi la crise des années 1930 fut à ses yeux l’ultime révélateur de cette « grande transformation ». L’expression revient aujourd’hui sous la plume de nombreux observateurs qui parlent à nouveau de rétablir une muraille de Chine entre les banques de dépôts et les banques d’affaires. Mais elle ne concerne pas seulement chez Polanyi la seule activité financière. La mentalité de marché a chez lui un sens plus large. Les activités économiques sont imbriquées dans les autres dimensions de la vie sociale et il n’est plus possible de distinguer ce qui est économique de ce qui ne l’est pas.

Or c’est justement ce à quoi la société résiste selon Polanyi. Les parents veulent pouvoir s’occuper de leurs enfants et ne pas forcément travailler le dimanche. Les promeneurs veulent pouvoir jouir des forêts. La société développe des réactions d’autoprotection. « Mettre la terre hors du marché, c’est, en d’autres termes, l’incorporer dans des institutions déterminées : l’exploitation rurale, la coopérative, la fabrique, la commune, l’école, les parcs, les réserves naturelles » écrit-il. L’éclipse de la pensée politique est bien la principale responsable de l’apparition de la société de marché.

UNE AUTRE ECONOMIE EST POSSIBLE

Polanyi ne s’est donc pas trompé sur ce point. Ce n’est pas l’horreur économique qui est responsable du pillage de la planète. Non. La société de marché est une construction sociale qui a tendance à autonomiser l’économie et à considérer la science économique comme étant une science générale des comportements humains. L’erreur serait alors de se satisfaire de dénoncer le caractère inacceptable de l’économie et d’affirmer : l’économie n’est pas tout, à bas le règne de la marchandise, tout n’est pas à vendre, il n’y a pas que l’économie dans la vie, à bas la dictature des marchés financiers.

Généralement, les économistes, pas ceux qui sont atterrés, estiment qu’il n’y a pas assez d’économie, ils réclament plus de flexibilité, plus de croissance, plus de mondialisation ; ils feraient mieux de cerner les limites de l’économie, en tant que phénomène et en tant que pensée. Ils devraient apprendre à séparer les phénomènes économiques et la politique. Ce qu’a fait Polanyi, à sa manière, en redorant le blason de l’histoire économique et en nous permettant de rendre visible – dans le passé – mais aussi au présent, les économies qui sont occultées et reposent très souvent sur les initiatives de la société civile à l’exemple des sociétés mutuelles en Amérique Latine ou de l’économie solidaire en Europe.

L’AVENIR DE L’ECONOMIE SOCIALE



Peut-on faire de Polanyi un apôtre du socialisme associationniste ? Jean-Louis Laville qui enseigne au CNAM à Paris n’est pas loin de le penser. L’association, l’économie solidaire, l’économie sociale, le tiers secteur, comme on dit, furent en effet des préoccupations de Polanyi. Ce sont des digues contre « la mentalité de marché ».

.

On sait maintenant que le compromis de l’après-guerre qui avait permis de faire reculer l’assistance et de concilier efficacité économique et solidarité sociale est caduque. Et pas seulement à cause de la dette publique, mais pour des raisons qui tiennent à des rapports de classes. Les ouvriers ne font plus peur au patronat !

.

Il appartient donc à l’Etat de clarifier ses missions. Et aux citoyens leurs objectifs. L’associationnisme n’est pas une vue de l’esprit. Il est axé sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicative. Arrêtons de culpabiliser les pauvres. Or de toute évidence, la rencontre ne s’est guère faite entre social-démocratie et économie sociale. Les coopératives voulaient changer le marché mais c’est le marché qui a changé les coopératives. Qui se souvient en effet de l’éphémère secrétariat d’Etat à l’économie solidaire !

.

Il devient urgent selon Laville « de ne plus appréhender les organismes de l’économie sociale et solidaire seulement avec des indicateurs aussi frustres que le nombre des personnes employées et le degré d’autofinancement atteint ». Il devient urgent de ne pas réduire la vie économique au capitalisme marchand. L’Equateur reconnaît dans sa nouvelle Constitution trois types d’économie : privé, public, solidaire. Pourquoi pas nous ? Polanyi, lui, parlait de « ré-encastrer » l’économie dans la société. Il pensait que l’association produisait plus de « richesses » que la concurrence de tous contre tous. Plus de richesses … humaines, bien entendu.

Avec Polanyi, une autre économie est possible, à condition de s’en donner les moyens. « L’économie de l’homme est en général immergée dans ses relations sociales » disait-il. Le néolibéralisme nous conduit à une société immergée dans le système économique. La politique prônée par Polnayi peut quant à elle nous aider à sortir la tête de l’eau…

Rédigé par Philippe Petit le 15/12/2011 source Marianne 2

Transmis par Linsay


[1La subsistance de l’homme, La place de l’économie dans l’histoire et la société, par Karl Polanyi, Flammarion, 26 euros. Et : Avez vous lu Polanyi ?, de Jérôme Maucourant, Champs Flammarion.

[2terme par lequel on désigne les sociaux-démocrates de l’empire austro-hongrois des années 20

[3L’esprit de Philadelphie d’Alain Supiot, Seuil.

[4L’arrêt Laval est l’arrêt de la cour de justice européenne qui avait condamné l’action des syndicats suédois. Ceux-ci voulaient que l’entreprise lettone LAVAL respecte le droit du travail suédois en particulier en matière de salaire pour les travailleurs lettons venus travailler en Suède sur un chantier de rénovation d’une école. La cour a jugé qu’en l’absence d’une loi suédoise précise, l’action des syndicats constituait une « restriction à la libre prestation des services » NDR



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur