Si j’étais Tripolitaine...

vendredi 16 septembre 2011
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Nicolas Sarkozy est allé chercher, dans la Libye mise à genoux par la guerre, le bain de foule qu’il ne peut plus se permettre dans son propre pays. Accompagné d’un autre va-t-en guerre, le premier ministre britannique et d’anciens affidés de Kadhafi métamorphosés par le vent de la « révolution », il a paradé (plutôt à l’intérieur pour raisons de sécurité) dans Benghazi et Tripoli « libérées » et promis que l’OTAN poursuivrait sa « mission » aussi longtemps qu’il le faudrait.

Pour tout dire, ce n’était pas un scoop, on s’en doutait...

Si j’étais Tripolitaine aujourd’hui, j’aurais sans doute les plus grandes difficultés à nourrir ma famille, je ne disposerais ni d’eau ni d’électricité, je ne pourrais donc pas voir, grâce aux télévisions satellitaires, tous les reportages à la gloire de la « libération de mon pays ». De mon pays, je ne verrais que les ruines laissées par les bombes, les morts et les blessés…

Si j’étais tripolitaine, je serais née (comme je le suis) en 1942, c’est-à-dire à la fin de la colonisation italienne, un an avant le départ des troupes mussoliniennes et l’arrivée de celles du du Général Montgomery et des Forces Françaises Libres.

A 9 ans (1951), j’aurais peut-être appris (mais pas à l’école car 94% des Libyens étaient analphabètes) que mon pays était le premier du Maghreb à devenir « indépendant », sous la houlette du roi Idriss 1er, chef de la confrérie religieuse des Sanoussi, reconnu par le Royaume-Uni dès 1946 comme « émir de Benghazi ». Deux ans plus tard, le même Royaume-Uni aurait installé pour 20 ans des bases militaires dans mon pays. Deux ans encore et la « Libyan American Oil » aurait entrepris son premier forage pétrolier. En dix ans, la Libye deviendrait le premier pays exportateur de pétrole d’Afrique.

Les officiers "libres"

A 27 ans (1969), j’aurais vu un groupe d’ « officiers libres » déposer notre roi par un coup d’état pacifique et nationaliser le pétrole. A leur tête, un certain Mouammar Kadhafi, un capitaine du même âge que moi, inspiré par l’Egyptien Nasser. L’année suivante, les bases militaires britanniques et américaines sont fermées, les sociétés italiennes nationalisées. Avec les revenus du pétrole, la Libye s’engage dans l’industrialisation.

A 35 ans (1977), j’aurais sans doute commencé à me poser des questions : le jeune capitaine (devenu colonel) change le nom du pays de République arabe libyenne en « Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste ». La Jamahiriya (Etat des masses) affiche un objectif ambitieux : distribuer équitablement les revenus et d’interdire l’accumulation de richesses privées. Mais dans l’Etat des masses, les « masses » n’ont pas vraiment leur mot à dire : pas d’élections mais des « congrès populaires », qui rassemblent les délégués des « comités révolutionnaires ». En 1980, Kadhafi se proclame « guide de la révolution ». A partir de là, il coopte personnellement les membres des comités révolutionnaires. Autant dire que le « guide » a tout loisir d’en faire à sa guise et, comme chacun sait, il ne s’en est pas privé…

Pétrodollars et répression

Si j’étais Tripolitaine, j’aurais sûrement vu d’un œil bienveillant les jeunes libyens qui louchaient avec envie sur la révolution des voisins tunisiens et égyptiens. Quand ils ont commencé à s’agiter, dans les rues et sur le net, je les aurais volontiers encouragés. Certes, les fortunes n’étaient ni « populaires » ni « socialistes » dans la « Jamahiriya arabe libyenne » mais la Libye ne connaissait pas la misère qui régnait en Egypte ou même en Tunisie [1]. Pour autant, la répartition équitable des revenus était resté un rêve et le « guide » assurait sa tranquillité à coup de carotte et de bâton, pétrodollars et répression.

Malheureusement pour les jeunes libyens, ils n’étaient pas seuls à loucher sur les révolutions voisines. Les grandes puissances occidentales aussi. Elles envisageaient avec horreur la perspective d’un Maghreb et d’un Machrek libérés des régimes corrompus, vendus aux multinationales et aux visées impérialistes sur la région.

Alors, après avoir été prises de cours par les soulèvements tunisien puis égyptien, elles ont décidé de la faire elles-mêmes, cette révolution. Où ? Pas au Maroc : le roi est un ami ; Pas en Jordanie : idem. Pas en Algérie : même si le régime est sensible aux sirènes du capital, l’armée est puissante et le peuple a prouvé ses capacités de résistance… Pas en Syrie, du moins pas tout de suite : le régime est fort et Israël ne se plaint pas du statu quo qu’il entretient. Enfin pas dans le Golfe (Bahreïn, Yémen) : c’est l’Arabie Saoudite qui s’en occupe.

La révolution "à l’occidentale"

Restait le maillon faible : la Libye. Six à sept millions d’habitants pour un territoire de près de deux millions de kilomètres carrés. Un pays sans structures sociales véritables, où les clans s’autogèrent moyennant quelques finances pourvues par l’argent du pétrole. Un pays pas très gros exportateur de pétrole (aujourd’hui déjà exploité par les compagnies occidentales) mais particulièrement prometteur en réserves (les premières d’Afrique). Un pays dirigé par un homme dont la réputation de despote n’est plus à faire, même pas à gauche : n’est-ce pas l’homme qui a livré au Général Nimeyri les dirigeants communistes soudanais réfugiés chez lui ?

Même si, depuis les années 2000, à coup d’exemption de taxes et de droits de douane, à coup de libre circulation des capitaux, de gestion intégrale et de transfert des bénéfices, il a grand ouvert les portes de son pays aux amis capitalistes, c’est Kadhafi qui paiera. Même si, avec l’Italie d’abord puis avec l’Union Européenne, il a passé des accords (largement subventionnés) qui font de lui le gendarme anti-immigration de l’Europe, c’est lui qui paiera : la révolution « à l’occidentale » se fera en Libye.

Opportunistes de tout poil...

Les petits jeunes qui rêvaient de liberté sur internet seront le prétexte médiatique. Les ressentiments des habitants de Benghazi feront l’appoint : ils n’ont pas a oublié la tuerie de la prison d’Abou Salim où 1200 islamistes de la ville ont été tués par les forces de Kadhafi en 1996. Ni l’arrestation, toujours à Benghazi, en 1998, de 152 Frères Musulmans dont deux ont été condamnés à mort et 73 à perpétuité.

A ces manifestations, somme toute compréhensibles, viennent s’ajouter toutes les forces opportunistes du pays, affriolées par la perspective du pouvoir, de l’argent, de tout ce que le soutien des puissances capitalistes peut laisser espérer : un ex-ministre de la justice rendu célèbre à contre-emploi par l’affaire des infirmières bulgares, un combattant islamiste sorti de prison et de retour d’Afghanistan, un ex-ministre de l’Intérieur qui a fait coffrer le précédent mais qui a été assassiné depuis, quelques diplomates en mal de poste… Il ne manquait plus que la force de frappe de l’OTAN.

Si j’étais Tripolitaine, mère (grand-mère peut-être) de ces jeunes gens qui auraient voulu imiter leurs voisins tunisiens, je me demanderais avec angoisse de quoi sera fait leur avenir et je me dirais avec amertume que Sarkozy, Cameron et l’OTAN m’ont volé mon printemps libyen.

La première victime de la guerre c’est l’information

Mais je ne suis pas Tripolitaine, je suis Marseillaise et je me demande avec colère : où est passé la « gauche » française ? Dès le mois de mars 2011 (moins d’un mois après le déclenchement présumé de la rébellion le 17 février), le PCF, le NPA, le Parti de Gauche, le Parti des Indigènes de la République (et d’autres !) ont appelé à la « reconnaissance du Conseil national de transition intérimaire, seul représentant légitime du peuple libyen » [2].

Ce que raconte ma grand-mère tripolitaine imaginaire, la « gauche » l’ignore-t-elle ? Qu’une intervention militaire étrangère n’a jamais apporté la démocratie et que la guerre fait toujours des victimes dont la première est toujours l’information, la « gauche » l’a-t-elle oublié ?

Dans ce cas, la « gauche » pourrait se rafraichir la mémoire en lisant les communiqués du Parti algérien pour la démocratie et le socialisme (PADS), qu’on ne peut pas soupçonner de collusion avec le régime algérien et qui ne s’est jamais privé de critiquer Kadhafi. Voici ce qu’on peut lire dans l’un des derniers : « L’intervention des puissances occidentales dans un conflit interne s’apparente à une expédition coloniale. Sous prétexte de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité, elle légalise le droit d’ingérence à volonté et donc toutes les entreprises impérialistes à venir. L’OTAN ne cache pas son intention d’installer son commandement pour l’Afrique (Africom) en Libye. Quant au CNT, il aurait promis à Israël (selon le PADS) de lui concéder des bases à proximité des frontières algériennes. »

La « gauche » pourrait avantageusement s’informer aussi de la pensée des communistes espagnols. Dans un récent communiqué, le Parti Communiste d’Espagne (PCE) partage l’analyse du PADS et voit dans la guerre en Libye la volonté des puissances impérialistes de mettre la main sur le pays pour prendre le contrôle des richesses et de la politique de l’ensemble du continent africain : « Dans ces conditions, ce à quoi on doit s’attendre en Libye, ce n’est pas la démocratie mais le pillage des richesses, la perte de sa souveraineté nationale et sa transformation en une colonie économique, militaire et politique de l’impérialisme capitaliste des USA, de l’Europe et des cheikhs féodaux du Golfe ».

Il ne faut pas laisser faire

Sans surprise, cinq mois de raids aériens et tirs de missiles sont venus à bout du régime libyen. Mais la situation alimentaire et sanitaire du pays est catastrophique. Les règlements de compte sont quotidiens. Et la guerre civile n’est pas terminée.

Les Touaregs affluent par milliers à la frontière algérienne pour se mettre à l’abri des persécutions. Les défenseurs des droits de l’homme (dont le MRAP, signataire de l’appel du 26 mars) dénoncent aussi les violences subies par les populations noires libyennes et immigrées.

Plus largement, la crise libyenne transforme le Sahel en une poudrière. Depuis le début de la guerre, cette région, où sévissent notoirement toutes sortes de trafics internationaux et des groupes terroristes, voit arriver des armes et des mercenaires en masse. Pour le ministre algérien des Affaires étrangères, Mohamed Bazoum, « les trafiquants en tous genres ont récupéré beaucoup d’armes et des centaines de 4x4 à bord desquels ils écument cette immense région difficile à sécuriser ». Son homologue malien, Souleylou Boubeye Maïga, redoute parallèlement « le retour massif des migrants dans ces zones déjà très précaires »…

La Libye de demain risque fort de ressembler à la Somalie, l’Irak ou l’Afghanistan. Ces pays où les droits de l’homme ne préoccupent pas plus les grandes puissances titulaires d’un droit de veto au Conseil de Sécurité que le droit international quand il s’agit de la Palestine.

Si j’étais Tripolitaine, je me dirais qu’il ne faut pas laisser faire. Mais je suis Marseillaise et je crois que j’en veux à ceux qui, dans mon pays, ne l’ont pas compris.


[1Voir le classement selon l’indice de développement humain du PNUD

[2Appel du Collectif de solidarité avec le peuple libyen à une marche de solidarité le samedi 26 mars à Paris



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