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Lettre ouverte du poète Adonis à Bachar Al-Assad
vendredi 15 juillet 2011
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Rouge Midi n’a pas été très loquace sur la situation en Syrie mais que dire de plus que ce qu’on sait déjà quand il n’y a pas accès à l’information sur le terrain ? Que la famille Al-Assad, comme les clans Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi, ne se sont jamais distinguée par leur attachement à la liberté individuelle ni même aux droits de l’Homme ? Rien de nouveau.

Que, jusqu’aux soulèvements populaires en Tunisie et en Egypte, cette situation n’a jamais gêné les puissances occidentales, « droits-de-l’hommistes » à géométrie variable, et encore moins Israël, qui avait trouvé dans ces potentats des alliés objectifs à sa politique colonialiste ? Souvenez-vous du 14 juillet 2008, date de lancement de l’Union (mort-née) pour la Méditerranée, où ils étaient tous là, entourant Sarkozy sur les Champs-Elysées, pour admirer l’armée française qui bombarde aujourd’hui la Libye…

Une information intéressante nous vient cependant d’un poète : Adonis, l’un des des plus grand poètes arabes vivants, vient d’adresser une lettre à Bachar Al-Assad. Cet homme né en 1930 (comme Hafez Al-Assad) a connu les prisons syriennes dans les années 50 en tant que nationaliste syrien, l’exil au Liban, dont il a pris la nationalité, puis à Paris avant de rentrer en Syrie.
Sa lettre, publiée le 6 juillet par le quotidien italien « La Repubblica », révèle une très fine connaissance des rouages claniques du Parti Baas au pouvoir, se livrant notamment à des allusions appuyées à la confession alaouite de la famille Al-Assad, une branche du chiisme très minoritaire en Syrie mais très privilégiée par le pouvoir.
D’aucuns ont récemment reprochés à Adonis de ne pas avoir pris position dans les évènements qui secouent la Syrie. C’est fait et de belle manière : qu’on la partage intégralement ou pas, il faut reconnaître que le poète nous fait la démonstration de ses capacités d’analyse politique.

Personne ne croit - ce ne serait pas réaliste - que la démocratie puisse se réaliser en Syrie immédiatement après la chute de l’actuel régime. En revanche, il est incroyable et irréaliste que se poursuive en Syrie la violence systématique pour rétablir l’ordre, et c’est cela le problème. D’une part, la démocratie ne pourra naître en Syrie que dans le cadre de conditions et de principes imparables encore faut-il en jeter les bases, dès le début, tout de suite et non demain. D’autre part, sans la démocratie il ne peut y avoir que régression jusqu’à l’abîme.

Il est inutile de rappeler que dans leur histoire récente et ancienne, les Arabes n’ont jamais connu la démocratie sur le plan politique. Elle est étrangère à leur patrimoine culturel. Cela ne signifie pas qu’il soit impossible de travailler à son avènement, un travail courageux comme celui dont la voie avait été choisie à l’aube de l’indépendance. Cela signifie, par contre, que cette œuvre nécessite des conditions politiques fondamentales. La première de ces conditions est le passage politique et culturel de la société du « temps du ciel, collectif et divin » au « temps terrestre, individuel et humain », autrement dit : une séparation totale entre ce qui est religieux et ce qui est politique, social, culturel. C’est pour cet objectif qu’ont lutté, depuis les premiers siècle de la fondation de l’Etat arabe islamique et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux penseurs et poètes arabes, qui ont échoué non seulement mais ont été bafoués, tués et accusés d’apostasie reniement de la foi.

Pas de démocratie dans la religion

La religion institutionnelle a été victorieuse et continue de l’être. Mêler le religieux et le politique reste la base de la conception et de la pratique de la vie arabo-islamique. En vertu de l’interprétation du Texte, ce principe tue l’homme légalement : parfois la pensée, parfois physiquement. Comment une démocratie peut-elle naître dans un contexte qui ne tient pas compte de la liberté individuelle, qui refuse l’autre, celui qui est différent, qui le tue ou l’accuse d’apostasie, regardant la vie, la culture, les civilisations de l’homme dans le seul miroir de sa lecture du Texte qui, comme nous le savons, varie ? Fondamentalement, il n’y a pas de démocratie dans la religion, au sens commun, tel qu’on le connaît dans la sphère culturelle gréco-occidentale. La religion est par nature l’appartenance au ciel, la terre est liée au ciel, comme les hommes au Texte.

Fonder la démocratie présuppose donc la totale séparation de ce qui est religieux d’une part et de ce qui est politique, social et culturel de l’autre. C’est ce que le Parti Arabe Socialiste Baas n’a pas fait. Il a même endossé les vieilles guenilles : il a dominé l’arène du vieux « jeu » et gouverné avec la vieille mentalité. Ainsi, à l’usage, il s’est transformé en un parti semi « raciste » pour tout ce qui concerne les ethnies non arabes, particulièrement les Kurdes. Tous les experts s’accordent pour dire que l’expérience idéologique de parti dans la vie arabe est un échec sur tous les fronts, comme son modèle communiste. Le Parti Socialiste Baas en fait partie. Il n’a pas pu contrôler la Syrie par l’idéologie, il l’a fait d’une main de fer. Mais l’expérience historique démontre que la main, même robuste, ne peut s’assurer la maîtrise que sur une brève période et n’offre au peuple que division et mortification, sans parler de l’humiliation de la dignité humaine.

Un pouvoir réactionnaire

Monsieur le Président, le parti n’a rien créé qui se puisse considérer comme nouveau et important, dans aucun secteur. Au contraire dans la pratique et sur le plan culturel, c’est un parti traditionnel, réactionnaire et souvent religieux surtout dans l’éducation nationale. Il n’a accordé aucune importance à l’homme en tant que tel, au-delà de ses appartenances. Il n’a pas édifié une seule institution modèle de savoir. Il a été une sorte d’association « religieuse » : il a fait obstacle au développement d’une culture urbaine libre, miné la moralité des hommes, mesurant la culture à l’aune de la fidélité et désignant comme ennemis ses ennemis personnels.

Le défaut des dirigeants du parti est de s’être approprié un contexte ancien et d’en avoir confirmé les logiques et les méthodes. Elles se sont glissées dans un Texte politique et religieux qui ne pouvait que phagocyter quiconque y entrait. Ainsi est née la culture des favoris, de l’exclusion, des accusations, sans parler de la culture tribale, confessionnelle, de clan. Le parti a tout fait dans un seul but : détenir le pouvoir. Il était plus intéressé par le pouvoir que par la construction d’une société nouvelle, une culture nouvelle, un homme nouveau. Ainsi son pouvoir est devenu un pouvoir réactionnaire qui n’a même pas besoin d’une révolution s’effondrer parce qu’il porte en lui les germes de sa chute. Il est évident revendiquer la démocratie n’implique pas nécessairement que celui qui la revendique soit un vrai démocrate. La démocratie a besoin de deux facteurs pour se réaliser : que chaque citoyen appartienne à la société, unie et indivisible, avant d’appartenir à une religion ou une ethnie ; reconnaître l’autre, celui qui est différent, membre comme moi de cette société, avec les mêmes droits que moi. C’est pourquoi la pensée de l’opposition doit aussi être claire sur ce point.

Un double défi

Dès lors que l’opposition, ou une partie de cette opposition, revendique en Syrie la chute du régime, elle devra exposer ses objectifs pour l’après-régime. Mais quelle est l’opposition aujourd’hui ? Il y a des « voix », penseurs, écrivains, artistes, intellectuels, jeunes, qui ont des points de vue, des aspirations nobles et justes mais elles ne sont pas rassemblées dans un document clarifiant leurs objectifs. Une voix qui ne se concrétise pas n’entre pas nécessairement dans le tissu de la réalité, elle reste en dessous, ou au dessus.

Monsieur le Président, vous êtes face à un double défi. D’abord, il vous faut passer dès aujourd’hui de l’activité de président de parti à celle de président du peuple. Il est nécessaire qu’en qualité de président élu, vous prépariez le terrain pour un gouvernement d’alternance sur la base d’élections libres. Vous devez ensuite regarder la situation syrienne dans une perspective qui dépasse les limites de la sécurité, comprenant que la position du parti en tant que guide ne convainc plus la majorité des Syriens. Ainsi la question n’est plus la sauvegarde du régime, la question est de sauver la Syrie, peuple et terre. Dans le cas contraire, le parti sera le premier à contribuer non seulement à sa propre destruction mais à celle de toute la Syrie.

L’arrogance est inutile

Monsieur le Président, la Syrie a besoin, aujourd’hui plus que jamais, d’inventer pour les Arabe un abécédaire politique pour compléter ce qu’ils avaient inventé par le passé dans de nombreux domaines. Cet abécédaire s’appuiera sur le refus de l’identification entre patrie et parti, entre leader et peuple. Une telle identification est celle des tyrans. Le calife Omar ne l’a jamais pratiquée ni l’imam Ali. Vous êtes maintenant invité à démanteler cette identification entre la Syrie et le Parti arabe socialiste Baas. La Syrie est trop vaste, trop riche, trop grande pour se résumer dans ce parti ou dans un autre. Vous êtes donc invité, humainement et courtoisement, à vous placer du côté de la Syrie et non du côté du parti. L’arrogance est inutile. La force ou la violence ne serviront qu’à confirmer le contraire. Les prisons peuvent contenir les individus mais elles ne peuvent pas contenir les peuples. Les prisons politiques sont un signe d’échec. Dans sa gestion du pouvoir au cours de toute cette période, le parti a gravement endommagé l’identité culturelle syrienne. Il a privilégié l’appartenance à la race, à la religion, à la langue ou à la culture, créant ainsi une culture à dimension unique, produite par une société à dimension unique. Une culture étroite, nostalgique, fondée sur l’opposition systématique : accuser l’autre de trahison et apostasie, le refuser. Un panarabisme en lieu et la place de la théologie.

Monsieur le Président, il faut une révision radicale même si le parti devait réussir à arrêter la révolution. Sans quoi, ce sera un élément fondamental de l’écroulement total : une longue guerre civile en Syrie, qui pourrait être plus dangereuse que celle d’Irak parce qu’elle provoquerait une déchirure sur cette terre singulière nommée Syrie, condamnant tous ses habitants, les inventeurs de l’alphabet, à une errer dans les latitudes d’une terre qui ne promet que chevaux anges volant sur les ailes des sept cieux.

Adonis

Lettre publiée dans « La Repubblica » du 6 juillet 2011

traduction de l’italien : DJ



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