Le mea culpa intéressé de la SNCF

samedi 4 décembre 2010
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Dans l’espoir de décrocher de juteux contrats aux Etats-Unis, la SNCF a reconnu son rôle dans la déportation des Juifs. Un précédent qui devrait rester sans conséquence.
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Le 4 novembre, la SNCF a demandé pardon pour avoir directement participé à la déportation de milliers de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Le président de l’entreprise, Guillaume Pépy, a officiellement exprimé sa « profonde peine » et regretté ce qui s’était passé sous l’occupation allemande. Sa déclaration officielle reprenait les propos prononcés par Jacques Chirac en 1995 lorsque celui-ci, en tant que président de la République, avait reconnu [à l’occasion des commémorations de la rafle du Vel d’Hiv] la responsabilité de l’Etat et des citoyens français dans la « folie criminelle de l’occupant ». En tant que « bras de l’Etat français », la SNCF assume ainsi devant les victimes et leurs descendants sa responsabilité dans l’acheminement d’environ 76 000 Juifs français et d’autres nationalités européennes vers les camps de la mort. [1]

Mais pourquoi maintenant, près de soixante-dix ans après la tragédie ?

C’est très simple : d’importants contrats sont en jeu aux Etats Unis pour la SNCF : la construction de deux liaisons à grande vitesse, l’une en Californie [2] et l’autre en Floride [3]. Par conséquent, et paradoxalement, cette reconnaissance solennelle d’une responsabilité historique ne se produit que comme le contrecoup inattendu de l’expansion internationale de la SNCF qui, comme tant d’autres entreprises européennes, s’est lancée à la conquête de l’Amérique. Plusieurs organisations et personnalités juives s’étaient mobilisées aux Etats-Unis pour faire pression sur l’entreprise française, notamment Bob Blumenfield, député démocrate de l’Assemblée de Californie, à l’origine d’une loi réclamant toute la transparence sur le rôle joué par la SNCF dans les déportations, ainsi que des réparations pour les survivants et leurs familles.

Malgré le veto opposé à cette loi par Arnold Schwarzenegger, le gouverneur de Californie, le président de la SNCF a jugé bon de réitérer sa volonté de collaborer avec les autorités et s’est dit prêt à ouvrir les archives aux citoyens américains, comme elles le sont déjà pour les Français depuis 1996. La SNCF a également rappelé sur son site Internet [4] ses nombreuses initiatives : faciliter les recherches historiques sur le rôle joué par l’entreprise sous l’Occupation, participer à des cérémonies en mémoire des victimes et apposer des plaques commémoratives dans les gares d’où sont partis les trains de la mort.

Si le mandat d’arrêt prononcé en 1998 par le juge Garzón contre Pinochet nous avait fait entrapercevoir [en Espagne] ce que pourrait être une justice mondiale rétroactive et imprescriptible, le discours émis par la SNCF à l’attention de ses clients américains révèle l’ambivalence d’une déclaration de responsabilité historique qui ne naît ni d’un impératif éthique ni d’une décision politique, mais de la nécessité triviale de conquérir un nouveau marché. La déclaration de M. Pépy est-elle une opération de responsabilité sociale ? Tout laisse à penser que tel est le cas, même si son importance dépasse de loin les intentions d’un directeur soucieux de faire taire une campagne de protestation susceptible de nuire à l’image de son entreprise.

Nous sommes habitués à ce que les gouvernements se livrent à de tels mea culpa historiques. C’est à eux qu’incombe ce type d’initiatives, essentielles pour qu’une réconciliation puisse un jour survenir dans une société marquée par un traumatisme de grande envergure. Et il est logique, de la même manière, que ces gouvernements soient imités par les groupes armés, les organisations politiques, les Eglises et tous les groupes qui auraient joué un rôle dans l’histoire récente. Par contre, il n’est pas du tout courant que des entreprises, publiques ou privées, prennent l’initiative de tels actes. En ce sens, il faut se souvenir de la polémique suscitée en son temps par l’ouvrage d’Edwin Black IBM et l’Holocauste [5], qui accusait directement le géant de l’informatique d’avoir contribué de façon décisive, par la fourniture des premières machines à cartes perforées, à établir recenser les Juifs et les autres victimes du IIIe Reich.

La SNCF a demandé pardon pour avoir été l’instrument principal d’une machinerie criminelle sans équivalent. Qu’elle le fasse par sincère volonté de faire toute la lumière sur cette tragédie ou pour éviter de perdre des millions de dollars finira par être anecdotique. Pour le moment, il est clair que la Californie et la Floride ne vont pas faire d’émules. Qui voudrait ouvrir la boîte de Pandore ? Ne soyons pas naïfs. Si dans un demi-siècle on autorisait l’accès aux archives, qu’adviendrait-il de la réputation de la plupart de nos grands patrons aujourd’hui au sommet ?

Par Francesc-Marc Álvaro dans La Vanguardia le 23/11/2010

Transmis par Linsay

Dans la même logique marchande à l’opposé de celle de service public, il ne reste plus à souhaiter que la SNCF cherche à gagner des marchés en Roumanie : cela la fera peut être s’excuser de ses propos sur les roms ! !...


[1Jusqu’ici, l’entreprise insistait sur le fait, rappelé par Guillaume Pépy en septembre, que « les cheminots étaient sous le joug de l’occupant nazi, sous menace de mort. »

[2entre Sacramento et Los Angeles

[3entre Tampa et Orlando

[4aux Etats-Unis, rédigé uniquement en anglais

[5Robert Laffont, 2001



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