Pour sortir de la crise : nationaliser les banques

Un entretien avec l’économiste Frédéric Lordon
samedi 7 février 2009
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Parmi les nombreuses questions que les journalistes « choisis » par le président de la République n’ont pas posées pendant 95 minutes jeudi soir, il y a celles que pose l’économiste Frédéric Lordon et auxquelles il répond dans un entretien réalisé par le Ludovic Lamant et publié dans le journal en ligne mediapart.fr, que nous reproduisont ici.

Frédéric Lordon, économiste au CNRS, nous (Mediapart.fr NDRL) avait présenté, l’été dernier, ses « quatre principes et neuf propositions » pour sortir de la crise financière mondiale. Depuis, il en a fait le cœur d’un livre enlevé, Jusqu’à quand ?, Pour en finir avec les crises financières, qui dissèque les ravages du capitalisme financier et trace des pistes de sortie radicales.

Refondation du capitalisme, plans de soutien aux banques et relance économique : au-delà des annonces et promesses du président, Frédéric Lordon prend de la hauteur et explique pourquoi les plans de relance engagés ces dernières semaines, aux Etats-Unis comme en Europe, ne seront pas efficaces. L’erreur, selon lui, remonte à la mi-novembre. Et de plaider pour une « nationalisation intégrale » des banques. Explications.

Nicolas Sarkozy a promis que son plan de soutien aux banques ne coûterait pas « un seul centime aux contribuables », parce qu’il a « agi fortement et avant [qu’il ne soit trop tard] ». Mieux : ce plan devrait même rapporter 1,4 milliard d’euros à l’Etat, d’ici la fin de l’année, grâce aux intérêts...

C’est une stratégie de diversion assez habile. Mais au fond, que l’Etat fasse une bonne affaire à la fin de l’année grâce à ce plan, ce qui est effectivement le cas, ce n’est vraiment pas la question. Le point décisif au sujet de ce plan, c’est l’absence totale de contreparties sérieuses imposées aux banques.
De façon plus générale, il y a de quoi être inquiet de l’état de désorientation des gouvernements qui enchaînent les plans, ou en tout cas les annonces les plus contradictoires et sans qu’aucune de leurs formules ne semble avoir la moindre efficacité. Le TARP [Troubled Assets Relief Program] américain en est à sa troisième définition en trois mois. Il est pour ainsi dire revenu à son point de départ : l’option du cantonnement, c’est-à-dire d’une structure reprenant les mauvais actifs bancaires. A côté des plans de sauvetage financier, les plans de relance macroéconomiques ne semblent guère plus convaincants. Même si personne, à part quelques fadas de l’autorégulation du marché, n’en conteste la nécessité de principe.

« Sauver les ménages pour sauver les banques »

Comment expliquer cette « désorientation » des gouvernements en matière de relance ?

Les divers plans, bancaires ou de relance, échouent pour manquer d’en revenir aux causes premières. Une erreur méthodologique qui a conduit à louper une formidable opportunité, dont la fenêtre s’est refermée, disons, courant novembre. Car à cette époque, la préoccupation centrale, c’est le sauvetage des banques, et pas encore la récession à proprement parler. Il faut se souvenir que tout est parti des mauvaises dettes immobilières des ménages, un paquet certes rondelet, mais assez bien circonscrit et encore gérable. A condition qu’on veuille bien s’y intéresser. Or, à l’époque, tout ce qu’on fait, c’est chercher une benne pour entasser les CDO pourris [collateralized debt obligation, type de crédit dérivé] pour soulager les banques. Ou courir après les capitaux privés ou publics pour refaire une santé à leurs bilans. Mais les ménages surendettés, tout le monde s’en fout.

Qu’aurait-il fallu faire ?

Au lieu de sauver directement les banques, il fallait sauver les ménages pour sauver les banques. En d’autres termes, l’enveloppe de 700 milliards de dollars du « TARP » aurait dû être employée pour subventionner les ménages incapables de repayer leurs dettes. Du coup : 1) on lissait la charge pour les finances publiques sur les échéanciers immobiliers de départ, soit 20 ou 30 ans – plutôt que d’avoir à sortir 700 milliards en quelques mois... 2) le fait de rétablir les ménages dans leur statut d’emprunteurs solvables, et de restaurer la continuité des flux de paiement de leurs dettes, ramenait ipso facto tous les actifs structurés dérivés des crédits « subprime » à leurs valeurs initiales..., et effaçait instantanément les pertes bancaires sur ces actifs ! Et je ne parle même pas du puissant effet de légitimation politique. Au final, dégel immédiat des marchés de crédit et reprise convenable de l’activité sans récession.

« La récession, machine à produire de mauvaises dettes »

Pourquoi cette formule ne marcherait-elle plus aujourd’hui ?

Elle restait valable tant qu’on n’avait pas encore basculé dans la franche récession. Le problème de la dynamique macroéconomique présente, c’est qu’à partir d’un foyer de mauvaises dettes relativement circonscrit au départ, elle en engendre de nouvelles à la pelle. Et de manière irrésistiblement cumulative : des mauvaises dettes de ménages du fait des licenciements, mais surtout des mauvaises dettes d’entreprise puisque la récession précipite dans l’insolvabilité des productions qui, il y a encore quelques mois, étaient parfaitement viables.

La récession fonctionne donc comme une énorme machine à produire des mauvaises dettes, ou plus exactement à transformer d’anciennes bonnes dettes en mauvaises... Autant dire que le problème du contrôle et de la reprise des mauvaises dettes part rapidement en vrille. Les plans publics sont donc voués à avoir systématiquement un temps de retard sur l’état de la bataille. C’est la raison pour laquelle également les plans de relance budgétaire sont voués à rester très loin du compte. Sans même parler des délais d’activation de ces dépenses...

Les plans de relance actuels seraient donc condamnés à l’échec ?

Les relances budgétaires se donnent un objectif très largement hors de leur portée : compenser par leurs injections l’évaporation du crédit. C’est pourquoi, en matière de relance, et non plus de sauvetage bancaire à proprement parler, il faut là encore en revenir aux causes premières. Si la cause première est la brutale contraction du crédit, alors c’est là qu’il faut taper ! L’idée fixe, c’est ça : on ne sortira vraiment de la récession que par la restauration du crédit.

Mais c’est exactement l’objectif du plan de soutien français aux banques...

A ceci près qu’il s’abandonne à la libre décision des banques. Or, dans un contexte macroéconomique aussi adverse, il est rationnel pour une banque, isolément, de ne pas rouvrir ses crédits sauf à les voir aussitôt tourner en mauvaises créances. A contrario, si toutes les banques agissaient de concert, elles créeraient elles-mêmes les conditions du succès de leur manœuvre collective : le crédit général, repartant partout, réamorcerait toutes les dynamiques demande-offre, ferait circuler l’argent à nouveau... et garderait les nouvelles dettes à l’état de bonnes dettes.

Mais l’action de concert est ce que le marché est incapable de produire puisque, précisément, il laisse les agents décider seuls, donc dans l’incertitude de ce que les autres feront. Comme l’opération demande pour réussir que tout le monde fasse mouvement ensemble, chacun se dit que c’est prendre bien trop de risques que de s’avancer seul sans savoir ce que feront les petits copains – exactement ce que la théorie des jeux appelle un problème de coordination, d’ailleurs typique des interactions de marché.

Pour une « nationalisation intégrale » des banques

Que faire, dans ces conditions ?

Il n’y a qu’un moyen de sortir des problèmes de coordination que la main invisible du marché est incapable de dénouer : la main visible d’un coordinateur d’ensemble. Et des mains visibles de cette taille, il n’y en a pas trente six. A vrai dire, il n’y en a qu’une : celle de l’Etat. C’est pourquoi, puisque les banquiers eux-mêmes sont manifestement incapables de cette action coordonnée, et avant que la récession n’ait produit des dégâts irréparables, il est urgent que l’Etat prenne les commandes du secteur bancaire dans son ensemble. La chose a un nom et il ne faut pas hésiter à le prononcer : nationalisation intégrale.

Tous les moyens pour y parvenir sont bons : injections de vrais fonds propres (et pas, comme l’a fait le plan Sarkozy, de dette subordonnée qui ne donne aucun droit de vote...) à la fois pour recapitaliser et surtout passer les seuils capitalistiques donnant le contrôle... et l’exercer ! Et si l’effort pour les finances publiques s’avérait trop important : golden share [une action qui permet à celui qui la détient d’avoir un droit de veto dans certaines circonstances] ou réquisition sont des procédés d’exception entièrement légitimes en situation d’exception.

Mais le métier de l’Etat n’est pas d’être banquier...

La crise conduirait plutôt à se poser la question à propos des banquiers eux-mêmes. On se demande jusqu’à quel niveau de désastre il faudra aller pour remettre en cause la foi du charbonnier dans les supposées vertus d’efficacité du couple privé/marché, et alors que nous vivons une crise dans laquelle la seule question vraiment pertinente serait plutôt de savoir s’il est possible de faire pire que le privé/marché après ça ?

Nous vivons une époque formidable qui a déjà réussi à faire dire « nationalisation » à toute une série d’« experts » qui auraient, il y a peu encore, juré ne pas desserrer les dents là-dessus même sous la torture... Ce sont sans doute des pratiques conjuratoires qui les font se sentir obligés de répéter sans cesse « partielle » et « temporaire » pour ne pas avoir l’air de déchoir à leurs propres yeux. L’ironie assez goûteuse de la situation – comme on n’a pas tant d’occasions que ça de rigoler...–, c’est que la formule la plus universellement jugée ringardissime par tous ces gens pourrait bien, dans la crise actuelle, s’avérer l’instrument le plus tranchant.

Propos recueillis par Ludovic Lamant pour Mediapart.fr



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