Entretien avec Sadek Hadjeres

mardi 5 juin 2007
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« Réhabiliter ensemble la fonction noble du politique, la construction de solutions de paix et de mieux être, acceptables et vivables pour la majorité »

Entretien réalisé par Arezki Metref pour le Soir d’Algérie

Né en 1928 à Larbaâ-Nath- Irathen-(ex Fort National), Algérie. Ecole primaire à Berrouaghia, secondaire à Médéa, Blida et Ben Aknoun. Etudiant de 1946 à 1953 à l’Université d’Alger. Médecin praticien et chercheur en sciences médicales jusqu’en 1955 puis entre 1963 et 1965. Responsable des SMA (Scouts musulmans
algériens) dans la Mitidja de 1943 à 1946, militant du PPA en 1944 et responsable de la section universitaire de ce parti en 1948. L’un des trois rédacteurs, au sein du PPA en 1949, de la plate-forme démocratique « L’Algérie libre vivra ». Quitte le PPA après la crise dite faussement berbériste dont il a été un des acteurs. Membre du
bureau de l’AEMAN (Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord) durant plusieurs années et président en 1950, avant son adhésion à la base du PCA en 1951.

Membre du CC de ce parti en 1952 et du BP en 1955. Directeur de la revue Progrès en 1953-54 et conseiller général d’El Harrach et Est Mitidja en 1955. Pendant la guerre d’indépendance, clandestin à partir de décembre 1955, condamné aux travaux forcés par contumace, responsable national-adjoint de l’organisation armée « Combattants de la Libération ». Avec Bachir Hadj Ali en avril-juin 1956, il négocie et organise avec les dirigeants du FLN (Abbane et Benkhedda) l’intégration de cette formation dans l’ALN. Après l’indépendance, membre du secrétariat du PCA (interdit dès 1962, sous Ben Bella). Coordinateur de son appareil clandestin pendant « l’occultation » officielle du PCA après la Charte socialiste d’Alger (1964).

Suite au coup d’Etat de Boumediène (juin 1965), nouvelle clandestinité pendant 24 ans. Membre de l’ORP (Organisation de la résistance populaire) durant les quelques mois de son existence, puis l’un des fondateurs et premier secrétaire du PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste) à partir de 1966. Revenu à la vie légale en 1989, il se dégage en 1991 de toute activité de parti. De 1993 à 1997, entreprend des travaux comme enseignant associé et doctorant en géopolitique auprès du CRAG (Centre de recherches et d’analyses géopolitiques à l’Université de Paris VIII). Auteur de plusieurs publications notamment dans la revue Hérodote, communications à des journées d’études et colloques, articles dans la presse algérienne et internationale, ouvrages en préparation sur les évolutions du mouvement national et social algérien, à commencer par la crise du PPA de 1949.

La certitude du militant de fond

SADEK HADJERÈS est passé du statut de mythe à celui de pestiféré en l’espace d’un congrès. Ce médecin
biologiste a dû très tôt sacrifier son travail pour se consacrer entièrement au Parti communiste algérien. En cette
année 1952 où il adhère au PCA, il a déjà des années de militantisme derrière lui. Depuis 1943, il est tour à tour
responsable scout, puis leader étudiant, militant du PPA, se trouvant toujours là où les choses vont basculer. En
1949, il fait partie de ce trio irrédentiste de lycéens de Ben Aknoun qui rédige la plate-forme démocratique
“L’Algérie libre vivra”. Ce texte doublement rebelle (à l’autoritarisme arbitraire du PPA et aux fondements du
nationalisme messianique) provoquera ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de crise berbéromarxiste.

L’affaire se solde par le départ de Sadek Hadjerès, et d’autres militants du PPA, vers le PCA, dont ils renforcent
le processus d’”algérianisation” entamé au milieu des années 1940. Avec, notamment, Bachir Hadj Ali, il mène le
Parti communiste aux positions indépendantistes sans équivoque. Ils dirigent le parti et les “Combattants de la
liberté”, groupes de résistance communistes. Aux côtés de Bachir Hadj Ali, il négocie avec Abane Ramdane et
Benyoucef Benkhedda l’intégration des combattants communistes dans l’ALN. Un principe déjà, qui va servir
ultérieurement : garder l’indépendance et la spécificité du Parti communiste, non dissoluble dans le nationalisme,
fut-il révolutionnaire. Préserver l’autonomie et la spécificité du Parti communiste restera la ligne de conduite de
Sadek Hadjerès.

A l’indépendance, Sadek Hadjerès reprend son travail de médecin mais le sort fait par le pouvoir
d’Ahmed Ben Bella au PCA va requérir toute son attention. Cette sorte d’attitude ambiguë, quelque chose qui
ressemblerait à un ni guerre ni paix, va finir par exercer, à l’intérieur même du PCA, une sorte d’attraction pour la
fusion des communistes dans le parti nationaliste. Avec ses camarades, Sadek Hadjerès résiste aux pressions
répétées du FLN visant à dissoudre le PCA dont il reste le coordinateur de l’appareil organique clandestin. Celui-ci
conserve le lien y compris avec la partie des communistes intégrés au FLN pour une illusion de “rénovation”
avortée avant même le grand basculement : le coup d’Etat de Boumediene. Des responsables communistes se
joignent à des militants de la gauche du FLN (Mohammed Harbi, Hocine Zehouane) qui ont créé, un peu
hâtivement sans doute, l’ORP.

Coup de filet : ils sont tous arrêtés par la sécurité militaire. D’autres responsables
du PCA, comme Larbi Bouhali, Henri Alleg, prennent le chemin de l’exil. Dans la plus profonde clandestinité,
Sadek Hadjerès se trouve alors le seul membre du secrétariat du PCA en liberté. “J’étais un peu comme un
entonnoir : ce qui restait politiquement et organiquement du PCA passait par moi et une poignée d’anciens
responsables pour continuer à exister”, ditil à propos de cette période. L’ORP, création spontanée au coup d’Etat,
ne tient pas le choc. Le PCA constitue, en 1966, la base et l’armature essentielle du Parti de l’avant-garde
socialiste (PAGS), un parti illégal et clandestin qui défend une continuité du mouvement national et social
algérien. Le PAGS se donnera comme premier secrétaire Sadek Hadjerès, un dirigeant rodé à la clandestinité.

Les premières années Boumediene sont celles d’une grande répression, qui n’empêche pas le PAGS de
s’implanter notamment dans les syndicats et à l’université. La conjonction de l’évolution intrinsèque de
Boumediene et du contexte international, le rapprochement de l’Algérie d’avec le camp socialiste, détend quelque
peu l’attitude du pouvoir vis-à-vis des communistes clandestins. Le jeu de la séduction et de la répression, dans
lequel excellait Boumediene, à l’égard de ses oppositions se poursuivra, y compris au début des années 70
lorsque le chef du Conseil de la révolution affiche clairement ses intentions socialisantes. La révolution agraire, la
gestion des entreprises, la nationalisation des hydrocarbures, la démocratisation de l’enseignement sont autant
de “tâches d’édification nationale” à orientation révolutionnaire qui radicalisent à gauche Boumediene et lui
permettent des retrouvailles vigilantes, de part et d’autre, avec le PAGS. Un premier signe de cette détente : la
libération des communistes arrêtés en 1965 et la sortie de clandestinité d’un certain nombre d’autres.

Pas Sadek
Hadjerès.

Il reste, lui, plongé dans la clandestinité et les nombreux jeunes qui, par le volontariat et l’UNJA,
viendront au PAGS pendant ces années là, perçoivent ce militant dont le nom était connu mais pas le visage, un
peu comme une figure mythique.

A peine sorti de la clandestinité de la guerre de Libération, le voilà replongé
dans une autre clandestinité, donnant au PAGS une aura qui atteint son zénith lors des débats sur la Charte
nationale de 1976. Mais Boumediene meurt et l’arrivée de Chadli au pouvoir, perpétuant un système qui n’oscille
jamais dans ses fondements mais seulement dans ses expressions superficielles en fonction des tendances du
chef du moment, inaugure un tournant à droite et l’exclusivisme dans les appareils du parti unique grâce à l’article
120. Le PAGS, un temps, est dans l’expectative, observant une prudente réserve dès le début de la décennie
1980. Prudence dans l’analyse du Printemps berbère. Même prudence dans l’appréciation des révoltes qui
secouent l’Algérie dans les premières années de la décennie chaotique. Prudence déplacée par l’appel à voter
“oui” pour la charte de Chadli de 1986, marquant le tournant à droite. Bien sûr, ce que l’on ne savait pas, c’est
que le “oui” accordé par le PAGS à Chadli, au grand désarroi de nombre de militants de base, n’était pas le fruit
de l’unanimité de sa direction mais une façon de tordre un consensus dans un sens qui n’était pas forcément le
sien. L’infiltration de membres des services jusque dans la direction du PAGS a forcément influé sur ses
positions, rendues parfois illisibles.

La conjonction d’une répression terrible et l’usure de la clandestinité pousse la
direction du PAGS à voter son expatriation. Mais l’exil est une clandestinité dans la clandestinité puisque
l’hospitalité des “partis frères” des pays socialistes est perturbée par leurs relations avec le FLN. Ils “cachent” le
PAGS pour ne pas heurter la susceptibilité du FLN. Sadek Hadjerès a assisté à des congrès de partis
communistes des pays de l’Est clandestinement, à deux rangs de la délégation du FLN qui, elle, avait pignon sur
rue. Lorsque Sadek Hadjerès revient d’exil en 1989, il met fin ainsi à quelque 35 ans de clandestinité et d’exil
cumulés. Il a la soixantaine et a vécu plus de la moitié de sa vie sous de faux noms et à l’étranger. La sortie de
clandestinité du PAGS intervient au moment où le Mur de Berlin s’effondre et, avec lui, toutes les convictions
communistes frivoles. Dans son affrontement contre le capitalisme, le communisme était supposé avoir perdu la
bataille et les redditions commencent à prendre l’allure d’adaptations au sens naturel de l’histoire.

C’est dans ce
contexte, compliqué par les manoeuvres en cours en Algérie pour contrôler le multipartisme de façade que le
pouvoir voulait vendre pour une démocratie, que le PAGS est “invité” à participer aux élections municipales de
1990. Pressions, tentatives d’atteinte à l’autonomie du PAGS, manoeuvres pour le tracter à des clans de l’armée
sont autant de fronts sur lesquels Sadek Hadjerès tente de contrer les responsables d’un appareil politique qu’il
connaît à fond et auquel il a indiscutablement imprimé sa marque, voire un style : une réflexion en profondeur, la
prudence dans l’analyse, la détermination dans l’action.

La tenue du premier congrès légal du PAGS dans le
contexte d’une lutte anti-intégriste biaisée a fait que Sadek Hadjerès ne reconnaissait plus les siens. L’icône du
PAGS devient, en quelques heures, la bête noire. L’enjeu ? L’autonomie du PAGS par rapport aux centres
nerveux de la décision. En 1991, Sadek Hadjerès quitte le parti et le pays, inaugurant un nouvel exil qu’il
consacre à la réflexion et à l’analyse. Des générations de communistes algériens ont grandi dans des luttes où
son nom était un repère. Ce sont ceux-là qui souhaitaient l’entendre sur certaines questions. Nous n’avons pas
pu tout aborder, dans cet entretien. Nous avons essayé de parcourir avec lui 65 ans de militantisme, des étapes
historiquement différentes mais abordées, comme on va le voir ici, toujours avec une précision dialectique. En le
classant dans la catégorie des “réconciliateurs” (entendre : assujettis à l’intregrisme) on fait à Sadek Hadejrès un
mauvais procès.

Ses positions sont nettement plus complexes que la vulgate de lutte anti-intégriste primaire dont
ses contradicteurs veulent faire un héroïsme et une lucidité. En réalisant cet entretien, on découvre le souci de
celui qui fut le premier secrétaire du PAGS de comprendre les phénomènes sociaux et politiques plus
qu’idéologiques. Cet héroïsme, qui consiste a aller à contre-courant, et la lucidité de défendre des principes
contre des faits de pouvoir ont conduit cet homme autrefois très entouré à une certaine solitude mais une solitude
qui le mène à une réflexion qu’aucune désillusion n’arrive à priver de sa fraîcheur. Une solitude qui a pour autre
nom : certitude. Celle d’une vie vouée à une seule idée : la justice sociale.

A. M.

1. ÊTRE COMMUNISTE ALGERIEN AUJOURDHUI

Les législatives viennent d’avoir lieu dans l’indifférence et le scepticisme de la part des électeurs. En tant
que communiste, quelle est votre opinion sur ce scrutin et, plus généralement, sur l’étape actuelle que
traverse l’Algérie ?

On peut analyser les résultats à deux niveaux. Le premier, celui des constats immédiats, n’apporte rien de neuf.
L’ampleur des abstentions aux scrutins bidon n’a jamais échappé à la population et aux observateurs sérieux.
Sauf qu’en 2002 et 2007, les statistiques officielles ont commencé à le reconnaître. Il est devenu plus difficile
d’afficher les scores triomphalistes comme ceux qui ridiculisent nombre de régimes arabes et africains.

D’autant
que dans les hautes sphères, les deux principaux courants rivaux à la succession du pouvoir surveillent de près
leurs manipulations réciproques. A propos de moeurs électorales, on ne peut que rendre hommage aux leçons de
transparence que nous ont administrées nos voisins de Mauritanie et du Mali. Accessoirement, le système des
“quotas” va permettre à quelques députés choisis, plus cultivés en politique que d’anciens beni-oui-oui, de donner
un semblant de vie à une Assemblée sans pouvoirs réels. On est loin des besoins criants de l’Algérie. Car à un
niveau plus profond, reste le vrai problème, les citoyens pour exprimer leur colère et leurs aspirations n’ont eu
qu’un seul choix, s’abstenir, répondre par le silence et le mépris. Alors que le but de la libération nationale était de
rendre la parole à haute voix au peuple pour garantir la liberté et l’égalité.

Les élections en trompe-l’oeil, à l’image
du système, ont marqué depuis l’indépendance deux étapes aussi négatives et humiliantes l’une que l’autre.
Après la crise de l’été 1962, le parti unique a verrouillé la vie politique ; après octobre 1988, la tromperie du
pluralisme anti-démocratique a aggravé la crise nationale jusqu’au désastre des années 1990. Aucun des deux
modèles n’a apporté ou n’apportera le changement souhaité. Ni le premier dans lequel les décideurs au sommet
promettent le miracle lorsque l’un des groupes qui se partagent le pouvoir l’aura emporté sur les autres. Ni le
second modèle dans lequel le pluralisme de façade n’a pas libéré une volonté populaire mûrie et constructive
mais a libéré deux hégémonismes, tous deux revendiquant le monopole des intérêts du pays et du peuple : les
uns estimant que la démocratie est un luxe et un “droit de l’hommisme” et les autres un “koufr” interdit aux
musulmans. Enfermé dans le système du parti unique ou du pluralisme falsifié, tout régime est voué aux faux
remèdes, aux artifices de gouvernement qui concernent les seuls enjeux de pouvoir et non la solution des
problèmes à leur racine. Mais pourquoi aux deux étapes citées, la société et le champ politique n’ont pu imposer
leur aspiration à la liberté et à l’égalité, leurs intérêts réels ?

Parce que, dans leur diversité sociale, politique et
culturelle, ils se sont laissés duper et diviser, soit par des jeux et enjeux illusoires de pouvoir, leur dictant des
alignements sans principe, soit par des faux clivages de caractère identitaire, habilement entretenus par les
pouvoirs en place. Alors que la grande fracture nationale est celle qui s’est instaurée entre la société et ceux qui,
déjà dans les faits ou en projet, confondent gouvernement des affaires publiques et domination de la société.
L’appel du 1er Novembre 1954 invitait à un effort de synthèse entre aspirations sociales et démocratiques et le
socle historique de civilisation et de culture. Les opposer à des fins suspectes n’a finalement donné à l’Algérie ni
pratiques démocratiques et sociales, ni l’essor souhaitable de valeurs positives islamiques, arabes, amazighes ou
d’ouverture universelle.

Les néo-impérialistes peuvent s’en frotter les mains, souhaitons seulement nous réveiller
avant que nos inconsciences fassent de nous un nouvel Irak. Arbitré par les rapports de force au sommet et
s’appuyant sur l’exploitation des faux clivages, le partage des sièges électoraux laisse à leur détresse aussi bien
les familles de victimes du terrorisme que celles des “disparus”, aussi bien les femmes voilées que celles sans
foulard, aussi bien ceux qui estiment nécessaire la sécularisation de la scène politique que ceux qui croient à la
vertu magique d’un système purement religieux. Les clivages nocifs reculeront seulement si, à partir de toutes les
forces saines du pays, organisées ou non, qui ont participé aux élections ou se sont abstenues, émerge une
nouvelle logique politique : autonomie envers les manigances de pouvoirs, unité d’action pour la solution des
problèmes, éradication des racines objectives de l’oppression et de l’exploitation sociale. Le premier pas est fait
depuis longtemps, les citoyens ne croient plus aux faux-semblants. Il leur reste le plus important et le plus difficile
 : réhabiliter ensemble et dans leur quotidien difficile la fonction noble du politique, la construction de solutions de
paix et de mieux-être, acceptables et vivables pour la majorité des nationaux.

Dans cette démarche, tous les
courants démocratiques et de justice sociale sans exception ont une responsabilité particulière.

L’Algérie a été, le 11 avril dernier, la cible d’attentats terroristes particulièrement audacieux. Ces attaques
se sont déroulées simultanément avec des attentats à Casablanca, révélant sans doute qu’ils étaient le
fait d’organisations transnationales, voire internationales. Quelle est votre analyse du terrorisme
islamiste ?

Bien entendu, comme dans tous les autres cas qu’ont connus dans le passé l’Algérie ou le reste du monde, la
condamnation morale et politique du terrorisme comme pratique et comme philosophie s’applique pleinement. Il
ne résout pas les problèmes de fond, mais les aggrave de diverses façons, il n’est pas à confondre avec les luttes
armées pour les justes causes de libération nationale et sociale dont les actions gagnent à rejeter les méthodes
aveugles et répugnantes du terrorisme pour s’imposer aux populations. Dans ce cas précis des attentats d’avril
dernier à Alger et Casablanca, la jonction de plusieurs facteurs nationaux et internationaux rend l’analyse encore
plus complexe que d’habitude, en ouvrant aux analystes plusieurs pistes de réflexion.

Elles appellent, outre les
incontournables implications sécuritaires, un redoublement de vigilance aussi bien au plan politique que
géostratégique. Nombre d’analystes ont noté que ces faits se sont déroulés dans un contexte de rivalités de
pouvoir aiguisées à l’approche des élections, ainsi qu’à travers la question non encore apaisée de la
“réconciliation nationale”. Ils ont noté la multiplication des manifestations terroristes sur tout un arc de crise dont
le “Grand Moyen- Orient” n’est qu’une partie, au moment où les faucons des USA avancent avec insistance l’idée
d’un commandement unique de l’Otan pour l’Afrique. On doit se rappeler la remarque d’un Brjezinski, qui fut luimême
grand connaisseur en provocations US à l’échelle mondiale au cours des décennies précédentes, mais
qui, cette fois, a lancé il y a peu un cri d’alarme, craignant que les bellicistes des USA ne créent des provocations
comme prétexte à des opérations planifiées à grande échelle.

On se souvient aussi comment, à la faveur des
activités terroristes des années 1990, les représentants des grandes compagnies américaines (seuls étrangers à
avoir eu zéro victime du terrorisme) ont pris pied solidement dans le Sud algérien. Dans un environnement
nouveau aussi troublé par les insinuations des guerres psychologiques et l’opacité des opérations secrètes,
comment s’y retrouver en conformité avec l’approche démocratique et d’intérêt national ?

La meilleure approche
vigilante est de s’interroger sur les enjeux cruciaux : A qui profitent les actes criminels ?
Comment agir de façon
autonome pour désamorcer les nuisances politiques ?
Ne pas perdre de vue les repères fondamentaux, s’unir et
lutter en particulier pour assurer à notre jeunesse des conditions économiques, sociales et démocratiques
nationales capables de prévenir les causes propices aux dérives terroristes. Déjouer tout ce qui menace de
transformer notre pays en terrain de manoeuvres pour des conflits d’envergure mondiale. Et, avec les autres
peuples et gouvernants de la région, tout faire pour rester les acteurs de notre propre histoire et non les jouets de
visées contraires à nos aspirations et intérêts communs.

Vos écrits de ces dernières années indiquent que vous êtes soucieux du contexte international dans
l’analyse des bouleversements que connaît l’Algérie. Qu’est-ce qui caractérise ce contexte et quelles sont
ses principales répercussions en Algérie ?

Le grand bouleversement depuis bientôt vingt ans est celui qui a touché jusqu’aux parties du monde les plus
reculées, avec l’affaissement d’Etats socialistes comme système global mondial. Quel que soit ce qu’on peut en
penser, les soixante-dix années de leur première percée historique avaient profondément influencé le destin des
luttes et des peuples sur tous les continents, y compris l’Algérie. On mesure mieux l’importance d’un succès
après coup, quand il nous est arraché.

Sans même entrer en guerre, le poids de l’URSS et de ses alliances avait
contribué à empêcher à deux reprises (1956 et 1967) les blindés d’Israël d’entrer au Caire.
Il avait permis à l’Irak
en 1958 de sortir du Pacte de Baghdad et commencer son développement indépendant, puis en 1982 à Arafat et
l’OLP de se dégager la tête haute du terrible siège de Beyrouth.
Il a permis à la petite Cuba en octobre 1962 de
sauver sa fraîche indépendance contre le géant US.

Mais aujourd’hui, l’impérialisme se retrouve au coeur de
Baghdad, le tandem impérialo-sioniste a mis beaucoup de régimes du monde arabe dans sa poche. Mais le pire
de tout est dans le défaitisme, le suivisme envers la sentence des idéologues qui décrétaient au début des
années 1990 la fin des Idéologies et de l’Histoire. Il ne resterait donc qu’à se coucher aux pieds des oppresseurs
et des exploiteurs. Des voix retardataires se sont fait entendre chez nous pour endosser la prévision de
Fukuyama, alors que ce dernier est revenu de ses illusions théorisées.

Au nom de la grande prophétie, certains
ont proclamé pour l’Algérie que les partis d’obédience socialiste doivent quitter la scène pour cause d’archaïsme,
alors qu’un post-moderne comme Jacques Attali rend hommage à la profondeur et l’actualité de Marx. Dans la
première moitié des années 1990, dans un long entretien reproduit par un quotidien algérois du matin (qui
trouvera son intervention géniale), l’un d’eux préconisait pour l’Algérie le modèle de modernité américaine. S’il
était adopté, plusieurs de nos générations traverseraient certes de grandes souffrances, au bout desquelles le
pays se retrouverait enfin au rang de grande puissance mondiale.

Un autre, au lendemain des attentats du 11
septembre, exprimait sa joie et poussait l’impudeur jusqu’à flirter avec les thèses de Huntington parce que,
exultait-il, les USA seront désormais à nos côtés.
Un autre idéologue se réjouissait dans El Watan de la “victoire”
du libéralisme et récidive dans la préface d’un ouvrage en brûlant avec délices ce qu’il avait adoré dans ses
“erreurs de jeunesse”.

La constante chez les philosophes à géométrie variable est que leur regard ne dépasse
pas les intérêts immédiats des puissants du jour, ils sont sourds aux torrents souterrains en attente de
jaillissement sur la scène mondiale. N’est-ce pas pourtant pour eux le temps des déconvenues, depuis que le
grand modèle US apparaît moins fiable et plus malfaisant qu’ils ne l’avaient souhaité ?

Vient maintenant pour les
peuples, les forces sociales et militantes qui n’ont pas courbé la tête devant l’orage, le temps des réflexions
sérieuses et productives sur les évolutions profondes, souvent chaotiques et parfois dramatiques qui expriment
les besoins toujours présents de l’humanité. Les temps nouveaux ne seront pas une reproduction mécanique et
linéaire des confrontations passées. Mais à travers risques et dangers, les évolutions prolongeront dans leurs
grandes lignes les courants géopolitiques majeurs qui ont caractérisé les avancées précédentes des peuples et
des forces d’émancipation. Le grand capital financier et impérialiste occidental a encore de grandes capacités de
nuisance mais il n’est pas la solution aux maux de l’humanité et il est moins que jamais omnipotent face aux
résistances émancipatrices.

- Un premier indice important est la (re)montée des trois plus grands pays du monde
en population, superficie et ressources naturelles : la Russie, le sous-continent indien et la Chine, eux-mêmes
traversés par d’importants mouvements sociaux (ce sont les trois pays-continents dont Lénine pensait déjà à son
époque qu’ils auraient une influence majeure sur l’évolution mondiale).

- Le second repère pour moi est la
dynamique de libération nationale et sociale, aux composantes hétérogènes, mais puissantes, qui parcourt
d’immenses étendues qui vont de l’Indonésie à l’Amérique latine et centrale en passant par l’Afrique. Une
dynamique en proie à de multiples problèmes, mais qui a déjà brisé à plusieurs reprises une partie de
l’agressivité impérialiste.

- Un troisième courant enfin, celui de l’altermondialisme et des forums sociaux, est à l’état
naissant, mais déjà porteur d’une dynamique à la fois sociale, écologique, culturelle et fondée sur la défense et la
promotion des droits humains. Il appelle à la jonction des efforts trans-continentaux y compris ceux de l’Occident
capitaliste pour un autre monde possible à travers les actions communes autonomes et les échanges
démocratiques.

La grande question, selon moi, est de construire les convergences et l’unité d’action des grands
courants mondiaux autour de leurs intérêts communs. La faiblesse majeure dans cette voie me paraît être la
jonction insuffisante des deux ressorts principaux qui animent aujourd’hui la résistance aux impérialismes.

L’un
s’appuie sur les aspirations de classe et l’autre sur les aspirations de caractère identitaire (ethno-nationaliste,
linguistique, religieux), dont le cas le plus typique aujourd’hui est celui des mouvances islamistes. Les forces
d’oppression et d’exploitation ont appris à merveille à diviser ces deux grands courants, entre eux et en leur
propre sein. Si ces deux approches surmontaient en leur sein leurs étroitesses et autres défauts sérieux, l’impact
et la qualité de leurs luttes en synergie seraient multipliés dans le creuset des luttes communes.

Si la lutte
algérienne pour l’indépendance fut couronnée de succès, c’est parce que, en plus du contexte régional et
mondial plus favorable, on a vu se conjuguer dans les faits, comme y appelait la déclaration du 1er Novembre
1954, les aspirations démocratiques et sociales et l’attachement aux valeurs positives et traditionnelles
islamiques communes aux arabophones et berbérophones. A l’inverse, on connaît les dégâts qui ont résulté,
après l’indépendance, des oppositions regrettables entre démocratie sociale et sensibilités identitaires. Cela est
valable autant à l’échelle nationale qu’internationale. La grandeur et les graves faiblesses des luttes menées par
les peuples palestinien, irakien et libanais sont une des illustrations de ce que je viens d’avancer.

2. LA PERIODE DU "PARTI UNIQUE" OU LA (RE)NAISSANCE PARADOXALE

Nous ne pouvons pas ne pas aborder, avec vous, le PAGS et sa naissance. Dans quelles circonstances
s’est constituée l’ORP en 1965 et comment et pourquoi s’est-elle continuée par la fondation du PAGS en
1966 ?

Votre question englobe trois moments aussi intéressants les uns que les autres : la situation à la veille du 19 juin
1965 et le coup d’Etat lui-même, puis les quelques semaines du rassemblement éphémère de l’ORP entre juillet et
septembre 1965, enfin la création du PAGS à partir de janvier 1966.

Durant ces trois périodes, le Parti
communiste algérien a été constamment présent comme parti, avec des formes variables, adaptées aux
différentes situations, que ce soit pour son organisation interne ou pour les modes d’expression et d’activités
publiques.
Dans quel état se trouvait le PCA à l’indépendance ?

Le pouvoir de Ben Bella a interdit le PCA dès novembre 62 (quatre mois à peine après l’indépendance). La
mesure antidémocratique était sans fondement juridique dans les nouvelles institutions. C’est dans les faits que le
PCA, tout comme le quotidien Alger Républicain, avait dès le cessez-le-feu marqué sa présence et ses activités
unitaires et constructives. Il n’y avait aucune disposition juridique concernant les partis au moment où les leaders
du FLN s’entredéchiraient pour le pouvoir.

A partir de l’interdiction officielle, les camarades dirigeants ou militants
de base activaient sans afficher formellement le sigle de leur organisation. Mais tout le monde savait qu’il
s’agissait de communistes. D’un côté, ces activités ont été relativement tolérées parce que le pouvoir s’était
prononcé à cette époque pour des mesures comme la nationalisation des terres des gros colons que nous
soutenions. D’un autre côté, les autorités mettaient des bâtons dans les roues, réagissant avec irritation
menaçante à chacune de nos initiatives. Par exemple, elles reprochaient à notre presse d’avoir fait connaître la
charte de Tripoli, si la Charte était leur propriété ou comme si les membres du CNRA l’avaient adoptée seulement
pour la forme et sans la destiner à l’application. Les autorités protestaient contre le fait que nous ne montrions
pas un enthousiasme exagéré pour des mesures discutables, comme les nationalisations de petits commerces et
artisanats ou la suppression des enfants cireurs, mesure symbolique positive mais présentée par eux comme le
sommet du socialisme. Un éditorialiste du quotidien FLN nous reprochait de parler seulement de “voie non
capitaliste” alors que le FLN, lui, allait beaucoup plus loin et se disait le champion du socialisme.

Après les coups
de force et les pressions contre les syndicats (dont l’odieuse agression de janvier 1963 contre le Congrès de
l’UGTA), le pouvoir ne supportait pas la moindre de nos allusions à la démocratisation de la vie associative. Des
attaques plus subtiles consistaient, au nom même du socialisme, à reprocher au PCA son existence, qu’ils
jugeaient inutile ou préjudiciable à l’union des forces de progrès. On nous opposait aux communistes cubains qui,
eux, participaient à l’unification en cours des forces révolutionnaires pour un socialisme de classe, sous la
direction de Fidel Castro. Nous leur répondions : appliquez sans équivoque des orientations de fond similaires à
celles de Cuba, alors nous nous retrouverons organiquement ensemble comme à Cuba.

En fin décembre 1962 et
janvier 1963, j’avais moi-même observé de près l’expérience cubaine et constaté à quel point le mouvement
d’unification à la base était démocratique et fortement influencé par les exigences légitimes des travailleurs contre
les courants opportunistes et “khobzistes”. Les riches villas et palais “biens vacants” que chez nous les gens du
“nidham” se disputaient férocement, étaient là-bas prioritairement attribuées à l’hébergement collectif des
étudiants boursiers issus de familles pauvres. La pression sur nous était d’autant plus forte que même des
éléments progressistes du FLN s’y associaient. Certains d’entre eux, comme Amar Ouzegane (dans un ouvrage
au ton très virulent) étaient persuadés du rôle messianique et ultrasocialiste du FLN. Ils relayaient des secteurs
de la gauche égyptienne autour de Lotfi Kholli, bien en cour auprès de cercles FLN, pour nous inciter fortement à
dissoudre le parti en imitant, disaient-ils, une partie des communistes qui l’auraient déjà fait en Egypte. Il était
difficile de leur faire admettre que l’action collective d’un parti communiste autonome était plus utile pour la cause
démocratique et sociale que les seules interventions individuelles, à supposer même que l’intégration individuelle
des communistes soit souhaitée par la majorité des dirigeants du FLN.

L’expérience difficile et complexe du
temps de guerre, consistant à combiner dans la clarté le soutien sans réserve à l’ALN avec le maintien de
l’autonomie politique du PCA, nous paraissait encore plus fondée dans les nouvelles conditions de
l’indépendance. J’ai constaté, au fil des années, que ces pressions étaient communes, et même synchronisées, à
de nombreux dirigeants de régimes à parti unique.

Récemment, à l’occasion d’un colloque, j’ai appris d’un
camarade égyptien qui a vécu les dures prisons nassériennes pendant plus de dix ans, que leurs geôliers
socialistes “spécifiques” leur disaient aussi à la même époque : “pourquoi ne faites-vous pas comme les
communistes algériens qui ont dissous leur parti ?! Ce sont les mêmes sornettes que répétera plus tard Georges
Marchais, secrétaire général du PCF qui à partir de 1973 a unilatéralement rompu durant quinze ans toute
relation avec les communistes algériens, traités par lui de sectaires et inexistants en Algérie.

Plusieurs dirigeants
du PCF racontaient à leurs militants étonnés de l’absence des camarades algériens aux fêtes de l’Humanité, que
c’était nous-mêmes qui avions demandé à ne pas y participer pour laisser place au FLN dans lequel nous serions
déjà intégrés ! Comment expliquer une telle aberration ?

Outre la traditionnelle méconnaissance des problèmes
chez certains dirigeants français qui prétendaient tout savoir sur l’Algérie, outre les conceptions laxistes des
eurocommunistes, il y avait aussi leur naïveté devant les fables du virtuose Messaâdia, dirigeant du FLN. Il flattait
les dirigeants du PCF et du PCUS en leur racontant qu’il avait été membre, dans sa jeunesse, du mouvement des
jeunes communistes et que le PAGS n’était pas un vrai parti communiste comme ceux de France ou de l’URSS.
D’autres sources nous précisaient aussi le rôle des affaires commerciales et financières dans ces relations
interpartis sans principe. Comme l’était aussi la distribution de liasses de billets d’avion aux représentants de
certains partis arabes, pour acheter leur tiédeur envers la répression et les exclusives subies par les
communistes algériens. En vérité, pour revenir à la période 1962-1965, la raison de ces pressions et tractations
était la crainte les dirigeants du pouvoir et du FLN de voir grandir le mouvement de masse démocratique et social
auquel les communistes appelaient et oeuvraient. Au lieu d’encourager cet élan constructif, de s’y associer y
compris pour qu’il ne reste pas le monopole des communistes, ils le dénigraient.

Ils voyaient dans la montée
d’une base sociale algérienne, pourtant sollicitée et produite par la guerre d’indépendance, un signal d’alarme
pour les nouvelles couches occupant des postes d’autorité civils ou militaires. Les populations citadines et rurales
observaient depuis le cessez-le-feu leurs comportements prédateurs et méprisants. De fait, plus le mouvement
social se dessinait, plus il se faisait au détriment de l’emprise du FLN, parce que précisément un grand nombre
des cadres de ce dernier se détournaient du mouvement social ou le combattaient. Des centaines d’exemples le
montraient chaque jour. Si je parle de cette période avec plus de détails, c’est parce que le mauvais départ a
marqué très négativement les étapes ultérieures.

Pouvez-vous citer des exemples ?

A Gué-de-Constantine à cette époque, je parlais avec les ouvriers d’une briqueterie dont nous soutenions la
grève. Elle avait été déclenchée après des mois de vaines démarches pour mettre fin à un abandon total des
pouvoirs publics envers cette entreprise que les travailleurs restés sans salaires avaient pourtant gardée
productive. Quand je leur ai suggéré de former une délégation auprès de la kasma FLN de la localité, j’ai vu leurs
visages se fermer. Un moment plus tard, leur responsable, ancien maquisard, le teint marqué par la fatigue et les
privations, m’a pris à part et me confie d’une voix sourde : “Mon frère, crois-moi, je te jure par Dieu, que si ce
n’avait pas été mes enfants, j’aurais pris mon fusil et aurais commencé par le chef de la kasma avant de
retourner à la montagne.”

C’était dur d’entendre ça un an après l’indépendance, un gâchis sans nom. Pourtant, à
ce moment, tout était encore possible, les gens espéraient le changement. Dans la même localité, les jeunes
s’étaient mobilisés, de leur propre initiative. En sollicitant l’aide de la population, ils ont aménagé un terrain vague
en stade de foot puis se sont engagés avec d’autres croyants du village dans la construction d’une petite
mosquée. Les milieux conservateurs et la section du FLN dont ils n’avaient pas attendu la permission (ils savaient
que ces “mass’oulin” depuis leurs bureaux, ni ils font eux-mêmes, ni ils ne vous laissent faire) ne voyaient pas ça
d’un bon oeil. Au lieu de s’y mettre eux aussi, ils ont commencé à dénigrer. Et pour cause ! Les initiateurs étaient
des jeunes communistes de la cité La Montagne (El Harrach-Hussein-Dey), avec des enseignants et ouvriers
cheminots, y compris européens, dont la soeur et le beau-frère de Maurice Audin. Ces militants n’étaient pas une
rareté dans le paysage algérien, ils reflétaient les espoirs et le moral des centaines de milliers de gens ordinaires,
sans engagement partisan ou se reconnaissant encore dans le FLN, qui croyaient aux vertus créatrices de
l’indépendance.

Pour la première grande Journée de l’arbre, visant au reboisement de l’Arbatache au-dessus du
barrage du Hamiz, toute la Mitidja était sur les routes. Certaines devenues impraticables aux véhicules, étaient
pendant des heures encombrées d’une foule multicolore et joyeuse se rendant à pied comme pour une fête vers
les chantiers de montagne. Ils étaient impatients de partager un honneur symbolique, faire pousser les arbres de
la renaissance partout où l’érosion ou le napalm avaient ravagé leur pays. C’était l’époque où il paraissait normal
et honorable que des gens aient donné spontanément une maison, ou des femmes aient fait don de leurs bijoux
pour la solidarité nationale, d’autres un lopin de terre, un petit atelier ou commerce pour une entreprise dite
autogérée. Assez rapidement, le déséquilibre entre la sensibilité populaire et l’état d’esprit profiteur ou dominateur
des milieux officiels locaux ou centraux a commencé à alourdir le climat politique. Le décalage entre les
proclamations et les actes portait un coup à la crédibilité des instances dirigeantes déjà mises à mal par la crise
de l’été 62. Ce discrédit était concrètement mesurable en comparaison avec l’accueil favorable que recevaient
l’action et les propositions des communistes.

Le succès de ces actions et initiatives nous donnait évidemment
satisfaction mais nous inquiétait aussi. Nous sentions bien qu’il risquait de provoquer les réactions répressives
des cercles qui voyaient les choses beaucoup plus sous l’angle des enjeux de pouvoir que celui de l’intérêt
général. Dans les syndicats de travailleurs, malgré la caporalisation de l’UGTA en janvier 1963, nos camarades
jouissaient d’une confiance grandissante et cela exerçait une pression positive sur les directions opportunistes ou
timorées. Les étudiants, quant à eux, élisaient à l’UNEA d’une façon totalement démocratique des représentants
et des exécutifs entièrement composés de nos camarades, au point que nous jugions préférable de faire
démissionner certains d’entre eux pour laisser place à des adhérents FLN, dans l’espoir de cultiver chez eux
l’esprit unitaire, faire reculer les réflexes hégémonistes. L’évolution démocratique chez les étudiants, amorcée
dès le début des années 1950, s’est accentuée avec l’indépendance.

Issus, en effet, pour la plupart de couches
pauvres des villes et des campagnes, ils défendaient le droit nouvellement acquis à l’enseignement supérieur et
aux perspectives professionnelles, cependant qu’ils étaient, notamment les jeunes filles, idéologiquement
sensibles à une vision d’émancipation et d’épanouissement de l’individu et de la société. Les lycéens et les
syndicats de cheminots ou d’industries mécaniques constituaient ensemble des équipes du “CAREC” qui se
rendaient volontairement dans les campagnes pour aider les paysans à réparer leurs tracteurs et résoudre
nombre de leurs problèmes. Dans l’enseignement, de nombreux pédagogues revenus à la liberté après avoir été
emprisonnés ou exilés par les colonialistes pour leur engagement patriotique et communiste, remettaient en
marche l’éducation en formant sur le tas et dans l’urgence des centaines de moniteurs et monitrices
d’enseignement. Contrairement à des appréciations, selon lesquelles ces activités militantes jouissaient de la
bienveillance des autorités en échange de leur “ ralliement “ au pouvoir de Ben Bella, c’est le contraire qui était le
plus fréquent.

Ces appréciations étaient répandues sciemment par certains pour nuire ou par manque
d’information pour d’autres. Ainsi, des journalistes ou diplomates étrangers ou des responsables de partis frères
arabes se bousculaient auprès de nos dirigeants ou d’ Alger Républicain dans l’espoir d’intervenir en faveur de
leurs problèmes auprès de Ben Bella ou de ministres comme si nous avions porte ouverte chez eux. Or, en règle
générale, nos militants se heurtaient à des obstacles allant de l’indifférence (pour décourager) à l’hostilité
calomnieuse, la malveillance et même la répression insidieuse ou déclarée. C’est seulement une fois l’influence
des progressistes bien assise dans un secteur, que les autorités affichaient envers eux une bienveillance
intéressée, pour capter leur soutien.

Ainsi, Ben Bella puis Boumediene (avant 1965) ont, à partir d’un moment,
rivalisé d’attentions envers les dirigeants UNEA ou envers Alger Républicain, leur déléguant aussi des
spécialistes en manigances, le plus notoire étant un politicien tortueux bien connu qui jouait avec les deux leaders
double jeu (ou même triple, en tablant sur des avantages escomptés pour lui-même et sa carrière). Il arrivait
aussi qu’ils (y compris Ben Bella) adressent de grands compliments pour nos activités syndicales, dans le seul
but de connaître l’implantation de nos cadres syndicaux et donner des consignes pour les éliminer des rouages
électifs ou les corrompre.

Nous, nous agissions avec la mentalité d’un vrai front à édifier de la base vers le
sommet pour servir l’intérêt du pays et des travailleurs ; eux, qui nous considéraient comme naïfs, spéculaient en
termes de forces à verser à leurs clans pour conserver le pouvoir ou le conquérir. Les épisodes les plus
dangereux pour nous étaient paradoxalement ceux où nous remportions des succès plus importants dans
l’élargissement de la base sociale du parti. Ils étaient perçus par eux comme une menace pour leur pouvoir.
Certains exagéraient même de façon alarmiste nos progrès comme autant de dangers. Deux exemples
significatifs. Le premier a beaucoup et presque directement pesé sur l’interdiction du PCA quelques semaines
plus tard.

En octobre 1962, lors de la grave tension au bord de la guerre entre les USA et Cuba, le PCA a
organisé deux meetings de solidarité envers Cuba à Alger et Blida. Le succès nous a littéralement surpris : salles
combles jusque dans la rue, enthousiasme des jeunes, nombreux à affluer le lendemain vers nos locaux, croyant
que nous recrutions des volontaires pour Cuba. Mais une surprise beaucoup plus grande nous attendit les jours
suivants. Le FLN, piqué par ces succès, décida lui aussi deux meetings dans les mêmes localités. Ce fut un
fiasco total. Du coup, le troisième meeting que je devais tenir à Sétif sur l’invitation de la jeunesse de cette ville fut
purement et simplement interdit.

Ce fut le début de saisies de fait (non notifiées ou justifiées officiellement) de
notre hebdomadaire Al-Hourriya. Puis ce fut l’interdiction tandis que Ben Bella se répandait en explications de
tous côtés (notamment vers son “ami” Fidel Castro) pour jurer que la mesure était d’ordre général et ne revêtait
aucun caractère anticommuniste. J’ai déjà dit comment le PCA a néanmoins poursuivi ses activités dans des
formes plus souples. Le climat national (premières nationalisations des terres, etc.) nous était plus favorable ainsi
que le climat international (le PCUS, avec Khrouchtchev, s’était publiquement associé à notre protestation) La
deuxième menace sous le pouvoir de Ben Bella contre le PCA a été beaucoup plus sérieuse et fut assumée sous
des pressions ouvertement plus réactionnaires, derrière l’ambiguïté traditionnelle du FLN.

Il venait en son
Congrès de 1964 d’adopter la Charte d’Alger qui, en façade se disait socialiste, scientifique et en faveur des
masses laborieuses. Alors qu’en novembre 1962, c’est avec un embarras extrême que Medeghri, ministre de
l’Intérieur avait notifié l’interdiction du PCA à Larbi Bouhali, premier secrétaire, en 1964, une majorité de délégués
au Congrès FLN ne se gênaient pas pour exhaler leurs objectifs réactionnaires en exigeant l’interdiction du
quotidien Alger Républicain, au nom de l’unicité du parti et de la presse nationale. L’objectif était évidemment à la
fois de bloquer la montée du mouvement social à la base à travers la presse et les militants qui en étaient les
meilleurs défenseurs et de dissuader l’aile du pouvoir ouverte au progrès social, même de façon inconséquente,
d’aller plus loin. Une fois de plus, Alger Républicain inquiétait par ses progrès continus face à une presse FLN qui
n’arrivait pas à décoller.

Ce sera ultérieurement une des motivations d’une grande partie des conjurés et auteurs
du coup d’Etat du 19 Juin. Ce n’était pas un problème de moyens matériels et humains, dont Alger Républicain
était cruellement démuni, mais le fait que les sacrifices et les orientations de ses rédacteurs et diffuseurs
répondaient aux aspirations de la société, même si le quotidien, comme l’affirmait sa devise, était contraint de ne
pas dire “toute la vérité”.

En qualité de secrétaire du PAGS, vous avez envoyé en 1968 un message à Boumediene. Pourquoi et
qu’y disiez-vous ?

La lettre date du 14 septembre 1968. Nous l’avons diffusée trois ou quatre mois plus tard sans y changer une
virgule, après que Boumediene en ait fait état de façon un peu ambiguë dans un discours au cinéma Atlas,
meeting d’ailleurs assez chahuté par l’assistance jeune et étudiante qui scandait des mots d’ordre du PAGS. La
lettre fut rédigée et envoyée à une période où une vague d’arrestations (suivies de tortures de nombreux
camarades) avait passé au peigne fin tout l’Algérois dans l’espoir de décapiter le parti.

Je pense republier cette
lettre un de ces jours parce qu’elle éclairerait pour les jeunes générations la question que vous posez. Le but était
de clarifier notre position par rapport à un pouvoir qui disait se réclamer du socialisme et dont les pratiques s’en
prenaient avec une particulière brutalité aux militants politiques, syndicaux et associatifs qui défendaient cette
option. En fait, il était perceptible à tout observateur que le pouvoir était traversé de courants contradictoires. Une
bataille sourde s’y menait autour de certaines mesures d’intérêt national et social et c’est sur ce terrain que nous
nous placions, au-delà de notre vive dénonciation de la répression déchaînée.

Nous n’avions pas à rentrer dans
les querelles internes du pouvoir mais nous nous battions sur tous les terrains pour que la résultante globale des
orientations du pouvoir se dégage davantage des pressions réactionnaires. La lettre abordait les problèmes dans
leur ensemble, sans cacher notre volonté d’édifier le PAGS communiste de façon autonome, dans la perspective
d’un socialisme tel que nous le concevions. J’expliquais que cette préoccupation allait dans le sens de l’intérêt
national. Elle n’était pas contradictoire avec le souci unitaire d’édifier un front uni, tourné vers l’édification, que
nous ne confondions pas, comme nous le disions toujours, avec un parti unique.

Nous expliquions ces raisons de
fond, sans double langage. La lettre n’était pas seulement à usage externe, elle a longtemps servi de document
d’éducation et de discussion pour les cadres et la base militante. Deux points forts me sont restés en mémoire.

- Le premier prévenait que si les instances répressives pouvaient certes remporter des succès policiers, cet
avantage technique ne serait qu’un désastre politique pour le pays et pour les objectifs que Boumediene disait
publiquement défendre.

- Je soulignais aussi que si le pouvoir venait à s’engager sur des terrains que nous jugions
bénéfiques pour le pays tels que les nationalisations des grands secteurs économiques et la restructuration, la
réforme agraire dans les campagnes, il nous trouverait à ses côtés pour les défendre. A ses côtés et non à sa
remorque.

Que de choses n’a-t-on racontées sur le “ralliement” des communistes à Boumediene. Qui donc s’est
rallié aux orientations de l’autre ? C’est trois ans plus tard, à partir de 1971, que des mesures effectives
d’envergure ont commencé à être prises dans ce sens. Nous les avons soutenues, par principe, parce que
c’étaient nos orientations, et non pour respecter des promesses, alors que le FLN freinait des quatre fers contre
ces mesures. Dans la lettre à Boumediene, nous ne demandions rien pour nous-mêmes, sinon le respect des
droits et aspirations, dû à tous les Algériens, reconnus par surcroît dans les textes officiels de la guerre de
Libération ou d’après l’indépendance.

La lettre était tout le contraire d’une offre de services : ni marchandages ni
pourparlers auxquels se livraient tant d’opposants dans leurs va-et-vient entre rébellions à grands fracas suivies
de retours discrets au bercail. Nos principes exposés au grand jour, nous les avons défendus jusqu’à ce qu’ils
aient fait leur chemin puis se concrétisent à l’encontre des forces hostiles.

On dit que le PAGS avait passé un contrat avec Boumediene : en échange de votre “soutien critique”, il
vous tolérerait. Qu’en est-il réellement ?

Il n’y a jamais eu quelque chose qui ressemble à un contrat ou un quelconque marchandage. Parlons de faits
politiques et non de rumeurs intéressées. Pourquoi ferions-nous des tractations ? Nous n’avions nul besoin d’un
accord du pouvoir pour définir et appliquer en toute autonomie une politique à la fois de principe et réaliste,
fondée sur des intérêts de classe et nationaux clairement assumés. Quand on a choisi la résistance illégale et
clandestine, c’était justement pour défendre notre indépendance d’opinion et de décision tant qu’elles ne
pouvaient pas s’exprimer d’une autre façon. Ce serait du masochisme ou de la schizophrénie d’endurer pendant
de longues années tous les inconvénients d’une clandestinité et en même temps mendier la tolérance.

Nous
revendiquions un droit et non la complaisance ou la récompense, nous appelions à la raison pour l’action dans
l’intérêt commun national. La “tolérance” ou non dépend des efforts qu’on déploie pour la faire respecter et aussi
d’un minimum de convergences ou non des positions défendues de part et d’autre. La formule de “soutien
critique” qu’on retrouve souvent chez les commentateurs est en elle-même ambiguë, rigide, comme si elle
définissait un moule pour toutes les situations et problèmes. Nous avons toujours appelé militants et citoyens à
juger aux actes (à mon sens, c’est l’ABC d’une position marxiste).

Ni nous supplions, ni ne voulons imposer :
nous cherchons à formuler nos appels à l’action unie de façon réaliste, en évaluant comment les positions des
autres formations et milieux (officiels ou non, à la base ou au sommet) convergent ou divergent avec les nôtres.
Au cas par cas. Par exemple, l’aspect soutien peut l’emporter, pour la nationalisation des hydrocarbures. Par
contre, notre critique ou opposition se dresse contre des actes répressifs ou limitant les libertés syndicales. On
peut certes se tromper sur tel ou tel cas, dans un sens opportuniste ou sectaire, mais la démarche est tout le
contraire de marchandages. La “tolérance” limitée que nous avons imposée pour nos activités n’a pas été un
cadeau des pouvoirs, ce n’est pas du “donnant, donnant” de petite “boulitik”. C’est le résultat d’évolutions dans
les rapports de force et les opinions, nous la faisions respecter aussi par le caractère responsable et non
démagogique que nous cherchions à donner à nos initiatives et actions. Ce n’était pas pour les beaux yeux de
l’administration que nos camarades se mobilisaient dans les volontariats à la campagne, aux côtés des paysans,
partageant leurs dures conditions de vie, s’exposant aux répressions ouvertes ou insidieuses des services et
milieux hostiles.

Néanmoins, le jugement au cas par cas n’exclut pas une appréciation globale sur les positions
d’ensemble et les évolutions du régime : négative envers le coup d’Etat et ses suites, plus positive quand il s’est
rapproché des besoins sociaux, nettement négative quand les orientations de Chadli ont commencé franchement
à détruire ou réprimer des acquis sociaux, démocratiques ou nationaux. Ce n’est pas une préférence ou une
répulsion pour des personnes ou des clans, il s’agit d’encourager ou de dissuader des positionnements en
fonction de critères bien clairs. Deux exemples : En 1974, nous avons à notre propre et seule initiative décidé de
faire revenir à la vie légale, quels qu’en soient les risques, un peu moins d’une dizaine de nos cadres ou militants
de base. Ils étaient épuisés par neuf années de clandestinité, avec des problèmes familiaux ou de santé sérieux
alors qu’ils pouvaient oeuvrer plus utilement au grand jour. Le climat y était plus favorable car la pression des
opinions nationale et internationale, l’évolution du pouvoir après les nationalisations et la réforme agraire, etc,
avaient fait reculer les courants les plus répressifs. Soucieux d’éviter des complications et provocations envers
nos camarades (qui ont d’ailleurs eu lieu, pour Mustapha Kaïd, par exemple), nous en avons informé de notre
décision Boumediene par l’intermédiaire d’un parent de Benzine. Il a fait savoir par le même canal qu’il n’y voyait
pas d’empêchement, y compris pour la sortie de tous les clandestins, dont Sadek, mais qu’il ne sera nullement
question de remettre en cause le “principe” du parti unique. Nous avons maintenu notre décision de sortie sans
accepter la condition quel qu’en soit le risque pour les camarades sortants. Et pour qu’il n’y ait aucune équivoque,
nous avons trouvé la façon de souligner que pour nous aussi, il n’était nullement question de renoncer au droit de
notre parti à son existence, à la liberté d’expression et d’organisation.

Pour le confirmer, plusieurs camarades
dont moi-même, qui avions autant de problèmes de santé et familiaux que les autres, sommes restés quinze ans
supplémentaires dans la clandestinité. Je dis bien quinze, en plus des neuf années écoulées, jusqu’à 1989.

Au
même moment, une grève se déroulait à la SNS Emballages Métalliques (ex-Carnot) à Gué-de- Constantine,
dirigée par “Ramdane”, un camarade courageux et aimé des ouvriers. Des représentants de la Sécurité militaire
se sont rendus chez Bachir Hadj Ali (revenu, depuis quelque temps, des prisons et résidences surveillées) pour
lui faire comprendre que les autorités souhaitaient que nous intervenions pour assouplir la position des grévistes.
L’allusion était claire au problème en suspens de nos camarades clandestins non encore sortis à la légalité. Pour
nous, la grève était juste. Elle paraissait si importante dans le climat politique du moment que, pour marquer notre
refus de tout marchandage ou compromission, et contrairement aux habitudes de retenue de notre parti en pareil
cas (pour ne pas gêner les grévistes durant leur action) nous avons diffusé spécialement un tract appelant à
poursuivre et intensifier notre solidarité envers cette grève, en expliquant les raisons de fond sociales et
nationales de ce soutien.

La grève s’est poursuivie plus forte que jamais, les travailleurs et nous-mêmes n’avons
pas marchandé une fausse “paix sociale” ! Voilà le genre de faits que les rumeurs ne rapportent pas, profitant de
ce que depuis des décennies nous sommes privés des moyens minima d’informer nos concitoyens. Quelles sont
les origines et les motivations des “rumeurs” ? A côté de ceux qui ramassent et colportent passivement tout ce
qui réjouit leur tempérament ou leurs opinions, plusieurs sortes de milieux fabriquent ou diffusent des rumeurs
avec des intentions.

Les déclarations et gestes des dirigeants du PCF qui chantaient les louanges du FLN et
voulaient justifier leur capitulation intéressée devant ce système, nous ont porté un tort considérable. En effet, de
nombreux compatriotes nous attribuaient les mêmes positions. Etant donné nos traditions de solidarité
internationaliste et les préjugés et pratiques dépassées des années d’édification du PCA de 1936 à 1946, ils
n’imaginaient pas que les communistes algériens pouvaient avoir des positions différentes ou même contraires à
celles du PCF.

D’autres partis communistes au pouvoir, qui comprenaient mieux nos positions, quand ils faisaient
l’éloge de la coopération et de l’amitié d’Etat à Etat avec l’Algérie, laissaient planer la confusion du fait que leurs
déclarations ne mentionnaient pas les relations entre nos partis, tenues à la discrétion alors que les relations de
leurs partis avec le FLN étaient publiques.

Autre chose : en Algérie même, il y avait les milieux de la police
politique ou influencés par elle qui utilisaient ces rumeurs de complicité ou connivence avec Boumediene pour
faciliter leurs propres pratiques. Des responsables administratifs ou économiques, voulant faire passer leurs
orientations antisociales ou arbitraires en se prétendant mystérieusement proches du PAGS, les présentaient
comme un besoin de discipline souhaitée par la direction du parti au nom de l’édification nationale. D’autres
encore, infiltrés ou non dans les rouages du PAGS, utilisaient la confusion pour recruter à leurs services policiers
des militants ou sympathisants du parti au nom d’intérêts communs et d’efficacité dans la lutte anti-impérialiste,
etc.

Un ancien du volontariat des jeunes m’a dit que, durant leurs campagnes, un de ces “responsables” se
prévalait d’un marché conclu entre Boumediene et le PAGS, pour lui expliquer la consigne du parti (tout à fait
justifiée) de ne pas recruter de paysans au PAGS en se prévalant du titre et des activités du volontariat. Quand je
me suis renseigné quel était ce responsable, il s’est avéré être un agent avéré des services. Ayant remarqué à
travers des rapports d’activité ses comportements suspects, je l’avais signalé à plusieurs reprises durant les
années de clandestinité comme un policier potentiel qu’il était préférable de mettre sur des voies de garage. La
naïveté ou des complicités à divers échelons ont fait que j’ai retrouvé plusieurs fois sa trace à des postes de
responsabilité de plus en plus élevés, y compris à un échelon de direction régionale lors du retour à la vie légale.

Lors de la crise de 1990-91, il a été de ceux qui, dans la presse publique, ont orchestré avec zèle la destruction
du PAGS.

Terminons cette série des confusions instaurées dans l’opinion, par la candeur inconsciente avec
laquelle des responsables ou personnalités du PAGS s’affichaient publiquement, malgré nos remarques
répétées, avec des agents notoires des services de sécurité chargés de coller à eux et à leur entourage.

Comment a-t-on ressenti au PAGS la disparition de Boumediene ?

Comme une lourde perte pour le pays, en dépit des critiques que nous adressions au style autoritaire de son
régime, préjudiciable même aux avancées qu’il avait amorcées. Le PAGS était resté interdit et plusieurs d’entre
nous toujours clandestins. Sentimentalement, nous avons été émus par la vague des réactions d’affection envers
Boumediene, elles exprimaient spontanément la peine et les interrogations des simples gens. Malgré les
mécontentements, ils lui semblaient reconnaissants de leur avoir donné des éléments de dignité ou des raisons
confuses d’espoir. C’est politiquement que nous étions inquiets pour les suites d’une perte survenue à un
moment critique (dans l’opinion, il y a eu des interrogations et rumeurs sur les causes de sa maladie).

Dans des
confidences à ses proches lors de ses derniers déplacements officiels, Boumediene paraissait sceptique sur la
rénovation d’un parti FLN à court terme (pas moins de quinze ans, estimait-il). En même temps, à propos du
congrès de ce parti qui pointait à un horizon non encore précisé, des intentions de changements lui étaient
prêtées dans le sens d’un assouplissement et contrôle du régime. Ces rumeurs semblaient confortées par une
certaine démocratisation et une plus grande liberté d’action acquises dans le fonctionnement des organisations
de masse, depuis que Messaâdia, le caporalisateur en chef avait été écarté de la direction du FLN et remplacé
par Yahiaoui.

Ce dernier apparaissait comme un populiste aux contours flous affichant des opinions de progrès.
Au plan économique, des déclarations, notamment de Belaïd Abdesselam semblaient annoncer un bilan
autocritique et une révision positive des sérieuses tares que le PAGS critiquait depuis longtemps, comme le
gigantisme et des fuites en avant fortement inspirées par les monopoles occidentaux qui y trouvaient leur compte
 ; ainsi que le délaissement du social et l’hostilité au mouvement syndical dont il poursuivait avec acharnement la
domestication. Ces intentions de réformes auraient-elles eu quelque avenir si Boumediene était resté en vie ? La
question se posait du fait des difficultés et dangers de l’environnement international et des oppositions ouvertes
ou plus sourdes émanant de l’extérieur et de l’intérieur du pouvoir visant simultanément aussi bien les pratiques
autoritaires que les velléités timides de démocratisation. _ Nos craintes n’ont pas tardé à se confirmer.

3. LES ANNEES CHADLI, DEBUT DE LA FIN ?

Chadli a vite montré le glissement à droite ?

Les premières mesures de Chadli montraient une accentuation des tendances négatives qui marquaient déjà
précédemment le régime, mais opprimés et des exploités. La modernité, la mise à jour, pour les communistes, ne
consiste pas à inventer des projets qui mettent les peuples et les travailleurs à la remorque des exploiteurs. Elle
consiste à inventorier en quoi et comment l’exploitation capitaliste cherche à se perpétuer, en quoi et comment
les approches bureaucratiques et hégémonistes, qui ne sont pas le monopole des systèmes capitalistes, peuvent
aussi pervertir, freiner et même anéantir temporairement et localement les approches progressistes et
communistes. Les problèmes de gestion et des mécanismes du pouvoir ont été une question relativement neuve
pour les communistes dans la période ouverte avec succès par la révolution d’octobre 1917.

L’expérience acquise depuis confirme qu’elle doit être approfondie dans le sens démocratique qui est la raison d’être de ce mouvement. L’organisation est-elle et doit-elle rester un instrument au service du mouvement social ou bien se transforme-t-elle fatalement en appareil de contrôle et de domination sur le mouvement social ? Il était grand temps pour que les mécanismes d’interactions entre la base sociale et les organisations militantes ou institutionnelles soient étudiés et maîtrisés ; pour que le communisme soit, comme le concevait Marx, réellement le mouvement social de l’Histoire et ne se pervertisse pas, comme dans les systèmes exploiteurs où ces dérives sont structurelles, en phénomènes qui se sont retournés contre les intérêts de ce mouvement.

Prenons le simple exemple du centralisme démocratique. Il est pleinement valable tant qu’il implique à la fois le débat réel et la discipline dans l’application des orientations majoritaires librement adoptées. La déficience à corriger est que les points de vue, y compris ceux non adoptés, doivent être portés à la connaissance de toute la base militante. C’est la condition majeure pour que les organisations s’améliorent au fur et à mesure des expériences, à la lumière des succès ou échecs rencontrés.

Vous restez donc communiste ?

Dans« rester », il y a un risque de comprendre ce choix comme un attachement conservateur à tout ce qui a été dit, fait et pensé au nom du communisme. Mais continuer, ce n’est pas non plus faire n’importe quoi au nom de l’innovation, c’est-à-dire rejeter ce qu’il y a eu de meilleur dans les combats et les réalisations passées. Ce n’est pas non plus forcément ou seulement endosser une étiquette, un parti, un titre, exercer une responsabilité opérationnelle ou organique. Bien entendu, on ne peut rien faire sans organisation, mais tout dépend si le type et le fonctionnement de l’organisation se conforment ou non aux orientations démocratiques et sociales proclamées. Mon engagement de fond demeure, même s’il ne s’identifie pas à une intégration organique quelconque.

J’annonçais clairement ce souhait plusieurs années avant le retour à la légalité à des camarades qui considéraient avec intérêt ce projet personnel de reconversion militante sous d’autres formes. Je l’ai confirmé par écrit plus d’un mois avant le Congrès et m’y tiendrai, en fidélité à l’engagement communiste.

Avez-vous des fiertés particulières ou des regrets en particulier ?

Une fierté m’a toujours aidé à vivre les pires moments. Celle de ne jamais avoir accepté l’injustice, l’arbitraire.
D’être resté sensible au sort de mes semblables. De pouvoir regarder en face mes compatriotes ou camarades et garder un sourire amical pour ceux qui n’ont pu éviter d’être abusés ou contraints à des renoncements momentanés ou durables. Je me dis et le dis à ceux avec qui nous avons partagé les épreuves : il ne sert à rien de larmoyer face aux revers, ça n’avancera pas d’un centimètre la cause et les espérances qui sont encore tapies en nous.

Ce qui compte : s’instruire de nos expériences, en discuter et en instruire ceux qui n’en ont pas eu suffisamment. J’en ressens la pressante importance, car le trajet perturbé du mouvement social et communiste en Algérie n’a pas permis à beaucoup de nos devanciers de laisser à ma propre génération les riches enseignements de leurs luttes. Quant aux regrets, il n’en manque pas. L’important est qu’ils ne soient pas paralysants. D’abord, et c’est le cas de tous les humains honnêtes, que les choses souhaitées n’aient pas avancé plus vite, dans le monde et chez nous. Personnellement, il m’a coûté beaucoup aussi de ne pas avoir mené plus loin les travaux scientifiques prometteurs de ma jeunesse.

Mais la lutte sociale, avec ses satisfactions et ses déboires, est intellectuellement tout aussi passionnante et moralement réconfortante. Un regret m’a torturé depuis que mon engagement social commencé à l’âge de quinze ans est devenu plus poussé du fait des circonstances successives et a avalé énormément de ce à quoi aspire tout être humain. Je n’ai pas pu ou su donner aux êtres chers que j’ai aimés et à mes parents, à mes frères, soeurs et enfants, autant d’affection, de temps et d’attention, y compris aux moments cruciaux où ils auraient eu le plus besoin de moi. Une chose m’aide, non pas à atténuer ces regrets mais à vivre à côté d’eux.

L’idée que j’ai contribué, à ma mesure, à des avancées qui ne sont pas
facilement perceptibles à l’échelle d’une seule ou deux génération mais qui, au-delà de nos impatiences légitimes, sont objectivement indéniables. Depuis les années quarante et à travers dangers, tragédies et reculs temporaires, la spirale des droits humains au mieux-être, à la sécurité, à la paix, à la liberté, à la dignité, n’a cessé d’être ascendante. Même les réactionnaires n’osent plus se vanter de leurs méfaits et se croient obligés de parler un autre langage. C’est le moment de ne pas s’endormir sur ce constat, de garder intacte une saine impatience comme nos grands-parents chez qui dans la pire nuit coloniale la flamme de l’espoir ne s’est jamais éteinte. Ils ont eu raison contre les « réalistes », les désespérés ou les timorés.

A. M.



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