Avec les damnés des montagnes de verre

samedi 19 mai 2007
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Ils sont des milliers de femmes et d’enfants à creuser la décharge de ce qui fut la plus grande usine d’ampoules électriques de l’URSS. Au péril de leur vie.

Ces derniers temps, quand on évoque le Kirghizistan, c’est surtout à cause des manifestations et de ses changements continuels de dirigeants. Mais le pays ne se résume pas à la place Ala-Too de Bichkek, dont l’agitation partisane n’a aucun rapport avec le quotidien de la plupart des habitants. Les réalisateurs de films apocalyptiques en mal de décors seraient prêts à payer cher pour tourner dans les lieux dont le pays regorge. L’un d’eux se trouve à proximité de Maïlouou-Souou [1].

Par le passé, c’était une agréable localité, interdite d’accès et gardée par des militaires, car on y extrayait de l’uranium, celui-là même qui a servi à fabriquer la première bombe atomique soviétique. En 1968, les mines ont été désaffectées et la population locale a retrouvé du travail dans une usine d’ampoules électriques, la plus importante de l’URSS. Pendant des décennies, ses déchets ont été déversés dans une gorge au nom joyeux d’Aïlianpa-Saï, où l’on trouve également du déblai des mines d’uranium. Depuis trois ans déjà, cet endroit est le seul où les gens de la région peuvent gagner leur vie.

La décharge s’étend sur plusieurs kilomètres carrés. Des montagnes de verre, qui peuvent atteindre dix à douze mètres de haut, scintillent au soleil sur fond de collines verdoyantes. Parfois ces montagnes s’écroulent, et ceux qui sont dessous n’ont aucune chance d’en réchapper. Impossible de s’extirper d’un monceau de tessons tranchants. En trois ans, 27 personnes ont ainsi trouvé la mort. Chaque jour, elles sont entre 5 000 et 8 000 à venir récupérer dans cette décharge (baptisée par dérision “Klondike”, en référence à la rivière canadienne où l’on trouvait de riches filons d’or au XIXe siècle) les fils de nickel soudés au culot des ampoules. Ces “chercheurs de nickel” ne sont pas seulement originaires de la région [2]. Certains arrivent d’autres villages proches, voire de l’Ouzbékistan voisin. Le travail commence à l’aube et s’achève à la tombée de la nuit.

D’abord, une pelle mécanique appartenant à la mairie creuse un versant d’une montagne de verre, ce qui forme un vaste trou où vont Å“uvrer une centaine de personnes. Chaque cavité a un propriétaire, auquel les travailleurs reversent 50 % du gain du nickel récupéré. Les cavités peuvent être achetées et revendues, à ce jour leur prix moyen est de 120 000 soms [soit un peu moins de 2 500 euros]. Même si ces excavations sont délimitées par des cordes, les querelles territoriales sont assez courantes. On compte trois ou quatre bagarres par jour. Les “mineurs” s’attaquent à la masse de verre à l’aide d’un outil spécial qui ressemble à un crampon métallique et trient à la main les culots où sont fichés les fils de nickel. Les culots sont ensuite jetés dans un sac et portés au “moulin”, un tambour métallique motorisé qui réduit le reste de verre en poudre afin que les résidus de nickel puissent en être retirés à l’aide d’un aimant. Les fils sont apportés aux collecteurs, qui pèsent le métal et paient aussitôt, en liquide, à raison de 850 soms le kilo. Une journée de travail rapporte ainsi entre 200 et 600 soms [entre 4 et 12 euros].

Sur le site, les “moulins” sont nombreux, plusieurs dizaines, peut-être plusieurs centaines. Pendant la journée, une sorte de brouillard flotte autour d’eux dans un rayon de 30 à 40 mètres. Cette poussière de verre pilé se dépose dans les bronches et les poumons. Certains mineurs se préservent avec des foulards, mais cela n’est pas d’une grande efficacité. Au bout de dix minutes, ma gorge s’est mise à me piquer et j’ai eu du mal à respirer, on aurait dit que l’air lui-même était saturé de particules de verre. “Imaginez ce qu’endurent les gens qui passent dix heures par jour ici et qui y sont chaque jour depuis deux ans”, s’indigne Kaïrat, chercheur à l’Institut des problèmes médicaux du secteur sud de l’Académie nationale des sciences du Kirghizistan. “En une seule année, un homme en parfaite santé se transforme en loque.”
Kaïrat sait de quoi il parle. Il a lui-même travaillé à Klondike. Récemment, la commission médicale de l’armée l’a réformé en découvrant des taches noires sur les radios de ses poumons. Pourtant, les hommes sont plutôt rares sur la décharge, ce sont surtout des femmes et des enfants qui y travaillent. Au-delà de 40 ans, il est difficile en effet de trouver quelqu’un de sobre. Tous sont ivres dès le petit matin. Parce que ces gens n’ont pas toujours vécu ainsi. L’alcoolisme est une réaction à l’humiliation que représente leur existence actuelle. Kalyk est venu d’Ouzbékistan. Après des études à l’Institut d’agriculture de Rostov [dans le sud de la Russie], il devient agronome. Sa femme était institutrice, mais depuis quelque temps elle souffre de troubles mentaux. Aujourd’hui, pour nourrir sa famille, il creuse la décharge.

Peu enclin à parler de lui, il lâche simplement qu’il a honte de ce qu’il fait et nous demande de ne pas le photographier.

Stambek se qualifie de débris de l’empire soviétique et de victime de l’URSS. Dans ses veines coule le sang de quatre peuples différents. Il nous prie de donner le bonjour aux Moscovites et nous recommande de respirer à pleins poumons. “De toute façon, la poussière de verre se dépose en couche uniforme sur les bronches et scintille joliment”, assure-t-il. Outre ce travail de mineur de verre, Stambek exerce aussi la fonction de coiffeur et s’exprime avec l’élégance qui sied à cette profession. A une époque, Mars était kolkhozien et menait une vie normale. Il cherche désormais du nickel avec sa femme, mais c’est surtout elle qui s’échine. Lui est trop saoul et ne cesse de chuter sur le verre sale. Il évoque l’Union soviétique comme un paradis perdu. Son meilleur souvenir est le voyage qu’il avait effectué dans les Etats baltes à la fin des années 1970. “Peut-être qu’on pourrait s’envoyer un grand verre de vodka ? A la santé de Brejnev ? Je ne risque pas de boire à la santé de Gorbatchev !” lance-t-il. Ici, on peut boire toute la journée si on veut. A Klondike, on trouve des échoppes qui vendent de tout, des baraques à chachliks [brochettes de viande, généralement du mouton], des marchands ambulants qui proposent des chaussons chauds salés et du thé, et même des toilettes - payantes.

En général, les femmes sont ici bien plus agressives que les hommes, on sent que leurs nerfs sont à vif. Certaines nous ont crié de déguerpir, persuadées que nous étions venus les narguer. “Je sais que je n’atteindrai pas 50 ans et que mes enfants aussi vont tomber malades. Mais à quoi ça m’avance ?” demande Zina, une ancienne sage-femme. “Regardez, là-bas, vous avez Tamara, vous voulez lui parler ?” Il y a deux semaines, un des fils de Tamara, âgé de 6 ans, a été enseveli sous une avalanche de verre. Il a pu être sauvé, mais il est peu probable qu’il retrouve un jour l’usage de ses jambes, car sa colonne vertébrale a été touchée. Ses deux autres enfants continuent à travailler sur la décharge. Tamara ne crie pas, elle se contente de pleurer en silence.

Des collégiennes qui se prostituent pour 50 centimes

On croirait que presque tout Maïlouou-Souou travaille à Klondike. Une ligne de minibus dessert même la décharge. Les mineurs du nickel attirent aussi les prostituées, le plus souvent des collégiennes, qui demandent en moyenne 25 soms [50 centimes d’euro] pour leurs services. L’élite de la décharge, ce sont les collecteurs. Ils ne sont que quelques-uns, et ils affichent l’air désinvolte qui convient à leur position. L’un d’entre eux, qui dit s’appeler Bek, raconte que le nickel est expédié à Bichkek puis en Allemagne. Il y a onze ans, un patron allemand est venu à Maïlouou-Souou, et c’est lui qui a remarqué la décharge. Aujourd’hui, tout le négoce du métal passe par lui. “Je ne vous dirai pas son nom, dit Bek en rigolant. Secret commercial. Mais il a un bureau à Bichkek. Tout le nickel est vérifié. On s’assure qu’il n’est pas radioactif, sinon l’Allemagne ne le laisserait pas entrer”, explique-t-il.

Les environs de Maïlouou-Souou abritent 23 dépôts de scories radioactives et 16 terrils que personne ne surveille. Ainsi, le ruissellement et les glissements de terrain entraînent peu à peu la radioactivité jusqu’à la rivière dont les gens boivent l’eau et où ils pêchent. Les dépôts sont clôturés, mais, sur de longues sections, le grillage a été volé depuis longtemps et le bétail broute tranquillement dans la zone interdite. Là, le niveau de radioactivité atteint 1 500 microröntgens par heure [la norme est de 35 à 40], une dose hautement nocive. Avec Erken, chercheur à l’Institut des problèmes médicaux, nous longeons les maisons en lisière de la ville. Le dosimètre indique des valeurs allant de 35 à 900. Dans un même jardin, il peut y avoir des endroits sains et d’autres entièrement contaminés.

Il n’existe aucune statistique sur les maladies des habitants, et on ne trouve ici aucun médecin spécialiste - ni cancérologue, ni urologue, ni cardiologue. “Qui viendrait travailler ici pour 1 700 soms [30 euros] par mois - car tel est le salaire pour un spécialiste expérimenté ?” lance Okoun Maksoutalev, directeur du Centre de médecine familiale. “Notez bien que les prix sont ici à peu près les mêmes qu’à Moscou.” “Les derniers examens de santé ont été effectués en 1995, par des médecins venus de Bichkek”, se souvient Nemit Mambetov, médecin-chef au Service national de veille sanitaire et épidémiologique. “On ne nous a communiqué aucune des données recueillies à cette occasion, et, depuis, plus personne ne s’est déplacé jusqu’ici.” Les gens sont devenus philosophes. Comment faire autrement ? Tous ceux qui l’ont pu sont partis depuis belle lurette. A ce jour, un trois-pièces en bon état se vend 300 dollars, et une maison avec jardin, environ 600 dollars.

Tous les enfants de la famille Ourmachev ont des goitres, et l’aîné a de graves problèmes hépatiques. Alicher est à peu près dans le même cas. Ses enfants ont aussi des goitres, et ses belles-filles enchaînent les fausses couches. Lorsqu’il a construit sa maison, il a bâti une étable dans laquelle il a aménagé un accès à une mine d’uranium désaffectée. Les vaches produisent beaucoup de lait, et les pêches sont grosses. Ce n’est pas pour rien qu’elles recèlent 100 microröntgens l’unité. Les médecins avec qui j’ai discuté m’ont dit qu’en 2007 deux enfants de Maïlouou-Souou étaient nés sans tête. “Qu’est-ce que ça peut faire, les radiations ? On vit, comme vous le voyez”, déclare un habitant, prénommé Alexandre.

- Article de Bakhtiar Akhmedkhanov dans Moskovskié Novosti du 10/05/2007

Transmis par Linsay


[1c’est aussi le nom de la rivière proche

[2Maïlouou-Souou compte un peu plus de 20 000 habitants



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