Les logements de la honte

dimanche 2 octobre 2005
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Article paru dans l’Express

Pourquoi, en quatre mois, près de 50 personnes sont-elles mortes dans l’incendie de taudis en plein cÅ“ur de Paris ? Incurie des propriétaires, absurdités administratives, immigration... Mais le premier responsable, c’est la crise de l’habitat social

Quatre jours après celui du boulevard Vincent-Auriol (17 morts), le drame s’est donc reproduit le 29 août, rue du Roi-Doré, près du musée Picasso, en plein cÅ“ur du quartier parisien du Marais, où les appartements à poutres apparentes ne se négocient pas à moins de 6 000 euros le mètre carré. A 22 h 30, des hurlements et de la fumée s’échappent d’un immeuble délabré, déjà cerné par une nuée de gyrophares : un nouvel incendie vient de se déclarer dans ce taudis parisien occupé par des familles africaines. Le troisième en l’espace de quatre mois, en comptant celui qui a embrasé en avril dernier un hôtel meublé, rue de Provence, tuant 24 personnes. Trois étages sont en feu. Le quartier est bouclé, les pompiers commencent à dérouler les tuyaux. Les micros se tendent vers les rescapés abasourdis qui, couverture de survie sur les épaules, se sont réfugiés sur le parvis de la chapelle en face. « Je redoutais depuis longtemps ce genre de drame dans ce quartier », explique Yves Contassot, adjoint (Vert) au maire de Paris, qui vient d’arriver en voisin et résume brièvement la situation.

L’immeuble appartient à un propriétaire privé, qui l’a laissé se dégrader avant que la mairie, après quatre ans de procédures, finisse par le racheter, le mois dernier, pour le réhabiliter... Il est occupé par une douzaine de familles ivoiriennes. La plupart des hommes travaillent et ont des fiches de paie, mais ils sont tous en situation irrégulière, ce qui rend impossible leur relogement, indispensable pour entamer des travaux. L’électricité est fournie par des branchements pirates. L’eau a été coupée et, depuis trois ans, les femmes et les enfants viennent remplir leurs seaux au robinet de fortune branché dans la rue et les remontent péniblement dans les étages.

« Des immeubles du même genre, il y en a partout dans le quartier, constate l’élu parisien avec amertume. Comme celui de la rue Volta, frappé d’un arrêté de péril et qui menace de s’écrouler depuis des années, mais qui est toujours occupé, parce qu’il est devenu très difficile d’expulser en proposant des solutions de relogement. Ou comme la Chocolaterie, un immense bâtiment inoccupé depuis dix ans dont la propriétaire se désintéresse complètement. Les squatters qui l’occupaient ont été évacués depuis deux ans, mais il reste vide et elle ne veut même pas vendre. Il y aurait là dedans assez de place pour caser tous les mal-logés de l’arrondissement. » A minuit, on ne parle encore que de deux blessés, mais le préfet s’est rendu sur place, ainsi que Bertrand Delanoë, assailli par les caméras. Au petit matin, le bilan définitif s’élève à 7 morts, dont 4 bébés.

« Un problème que les politiques ont refusé de voir depuis vingt-cinq ans »

48 morts en quatre mois. Comment a-t-on pu en arriver là ? La faute à qui ? Les responsables politiques de toutes obédiences qui défilent devant les décombres calcinés des immeubles s’accusent mutuellement d’incurie et d’incompétence en énumérant les mesures qu’ils ont déjà prises. On évoque tour à tour le manque de moyens, la lourdeur des procédures administratives, la suroccupation des logements par des familles immigrées, dont certaines polygames, et bien sûr une politique d’immigration irresponsable.

Mais les occupants du boulevard Vincent-Auriol ont des papiers en règle, la plupart sont français, ils travaillent et payaient régulièrement leur loyer. « La première cause de ces incendies, c’est la crise du logement, qui a pris ces dernières années des allures de désastre, affirme Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé Pierre. Les immeubles incendiés ne sont que la partie émergée d’un phénomène qui ne touche plus seulement les plus pauvres mais aussi les jeunes, les salariés, les familles nombreuses et les classes moyennes. On est passé de l’inacceptable à l’intolérable. »

La France compte aujourd’hui 3 millions de mal-logés, c’est-à-dire des familles vivant dans des logements insalubres, des squats, des hôtels meublés, des caravanes ou des abris de fortune. Un chiffre auquel il faut ajouter 1 million de personnes hébergées par des proches - un phénomène en pleine expansion - et environ 150 000 squatters et SDF. C’est la France de tout en bas, celle des plus démunis, dont la moitié est constituée d’immigrés ou de demandeurs d’asile. Un étage plus haut, on trouve encore 5,7 millions de personnes en « situation de fragilité », qui occupent des bâtiments surpeuplés, dépourvus du confort de base (douche, WC) ou qui ont des impayés de loyer.

Les listes de demandes de HLM s’allongent à l’infini : 1,3 million de dossiers déposés l’an dernier dans toute la France, dont le délai de traitement atteint parfois dix ans. Le taux de rotation des appartements est quasi nul : ceux qui ont la chance d’avoir un logement s’y enkystent. Les aides de l’Etat au logement baissent, alors que les ménages consacrent une part de plus en plus importante de leur budget au loyer (40% des ressources aujourd’hui, pour 29% il y a quinze ans). Le nombre d’expulsions locatives pour cause d’impayé a doublé depuis cinq ans. Postiers, enseignants, serveurs, balayeurs, employés de maison, tous les « soutiers » qui assurent le fonctionnement de la capitale sont contraints de se replier de plus en plus loin de leur lieu de travail. Comme les locataires des immeubles vendus à la découpe, poussés eux aussi par la pénurie à s’exiler vers la banlieue. Et donc condamnés à ronger leur frein dans les embouteillages, en payant de plus en plus cher l’essence, dont les prix flambent à la pompe comme ceux de l’immobilier.

« Il faut parfois quinze ans de procédures pour rénover un immeuble insalubre »

Pourtant, on construit beaucoup en France, mais pas pour ceux qui en ont besoin. Les foyers à revenus modestes qui répondent aux critères d’attribution des HLM représentent, selon l’Insee, les deux tiers de la population hexagonale, alors que seulement 15% des 400 000 logements sortant de terre chaque année leur sont réservés ! Un déséquilibre majeur qui alimente des mécanismes d’exclusion de plus en plus violents.

« C’est un problème que les décideurs politiques de tous bords ont refusé de voir depuis vingt-cinq ans, affirme l’économiste Michel Mouillard, professeur à Paris X-Nanterre. Pendant un quart de siècle, on a construit en moyenne 50 000 logements sociaux par an, alors qu’il en fallait au moins 80 000 pour répondre aux besoins. En intégrant les programmes de réhabilitation, nous sommes confrontés aujourd’hui à un déficit abyssal : il manque 200 000 logements pour résorber le retard. La flambée des prix de l’immobilier n’a fait qu’amplifier cette crise, en multipliant les mécanismes d’exclusion. »

Cet aveuglement des pouvoirs publics s’explique aussi par l’incroyable myopie des statistiques mises à leur disposition. Pendant vingt ans, les politiques du logement ont été appliquées en fonction de projections démographiques - établies par l’Insee - qui étaient totalement fausses. « Pour des raisons autant politiques que mathématiques, les flux migratoires ont été sous-estimés de moitié, explique Michel Mouillard. Les données de 1993 faisaient déjà apparaître un écart de plus de 1 million de ménages par rapport à la réalité. Ce n’est pas l’immigration qui est responsable de la crise actuelle, mais l’imprévoyance des décideurs, qui ont refusé de prendre en compte un phénomène qui existait déjà. » Ce que confirme Bernard Brunhes, président d’Emmaüs Habitat.

Il y a un discours sur la politique du logement qui ne correspond pas à la réalité : on n’arrive plus à produire de l’habitat social, précise-t-il. La décentralisation n’a rien arrangé, en diluant les responsabilités. Les circuits administratifs sont de plus en plus tortueux, on a affaire à un nombre croissant d’interlocuteurs et à des normes de sécurité qui allongent les délais de construction. Et ça traîne... » Les tractations qui précèdent un programme de construction durent parfois des années. La même inertie handicape les programmes de réhabilitation. « Il faut parfois cinq, dix, voire quinze ans de procédures pour rénover un immeuble insalubre, soupire Michel Théret, ex-responsable du service foncier de l’Opac, aujourd’hui expert auprès de locataires expropriés. « J’ai le cas d’un immeuble, 19, rue Affre, interdit à l’habitation depuis 1997, dont l’expropriation a été signée en 2001, mais dont les occupants sont toujours là aujourd’hui. »

A tous ces dysfonctionnements s’ajoutent les petites absurdités et dérives du système. Comme l’indécente multiplication des logements vides, dont le nombre a progressé de 20% depuis dix ans - 21 200 dans Paris intra-muros, sans compter les pied-à-terre et résidences secondaires - malgré la taxe sur les logements vacants instituée en 2000. Ou comme la gabegie de l’hébergement d’urgence : plus de 17 000 chambres d’hôtels meublés sont louées chaque année par les services de l’Etat pour loger des populations précaires et les demandeurs d’asile, à des tarifs hallucinants calculés par jour et par personne : jusqu’à 3 000 euros par mois pour une seule pièce.

Evoquons encore la loi Robien, votée en 2001 pour encourager l’investissement locatif, qui accorde de généreuses déductions fiscales aux propriétaires bailleurs et dont le succès a fait flamber le foncier, rendant les programmes sociaux encore plus difficiles à réaliser. « C’est un système injuste dans lequel un propriétaire peut se faire rembourser 60% de son bien par l’Etat », accuse Jean-Yves Mano, adjoint au maire de Paris chargé du logement. Dans certaines villes, comme Montauban ou Pau, les loyers des appartements Robien sont supérieurs à ceux du marché et ces logements restent vides.

Sous la pression des mouvements de mal-logés, les pouvoirs publics ont fini ces dernières années par prendre conscience du problème et prendre des mesures. Souvent tardives et insuffisantes. La loi de solidarité et renouvellement urbain (SRU), votée en 2000, impose aux communes une proportion de 20% de logements sociaux dans leur parc immobilier. Mais un tiers des villes concernées préfèrent payer une amende plutôt que d’accepter ce type d’habitat - dont celle de Nicolas Sarkozy, Neuilly-sur-Seine, où le parc social représente 3%. Les maires renâclent à accueillir des populations jugées à problèmes, redoutant les dépenses d’équipement indispensables (crèches, écoles). Et, quand ils décident de le faire, ils se retrouvent en butte à l’opposition des riverains.

Le plan de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo prévoit de doubler le nombre de logements sociaux construits dans les cinq prochaines années, pour arriver à un total de 500 000. « Ce chiffre correspond en réalité à seulement 30 000 nouvelles constructions par an par rapport à ce qui existait déjà, tempère Michel Mouillard. C’est un effort louable, mais, à ce rythme-là, il faudra encore vingt ans pour résorber le déficit. » De plus, 40% de ces logements entrent dans une catégorie intermédiaire financée par des prêts locatifs sociaux (PLS), qui s’adresse à des ménages dont les ressources sont supérieures à deux Smic.

L’émotion et l’indignation suscitées par les incendies parisiens ont poussé les responsables politiques à multiplier les initiatives. Le 1er septembre, Dominique de Villepin a annoncé une série de mesures d’urgence : construction de 20 000 nouveaux logements supplémentaires, mise à disposition de terrains appartenant à l’Etat, déblocage d’un financement de 50 millions d’euros pour mettre immédiatement aux normes de sécurité les centres d’hébergement et de réinsertion sociale défectueux. Le Premier ministre prévoit également d’acheter des bâtiments collectifs inutilisés pour les transformer en « résidences sociales », afin de lutter contre l’arnaque des « marchands de sommeil », propriétaires d’hôtels meublés. Enfin, à compter de janvier 2006, une disposition de la loi de cohésion sociale autorisera une municipalité à se substituer à un propriétaire privé en vue de rénover un immeuble insalubre, puis d’être remboursée sur le montant des loyers ultérieurs.

« Tout cela va dans le bon sens, mais l’ampleur du problème est telle que ces mesures resteront encore insuffisantes, prévient Michel Mouillard. Quelles que soient les solutions avancées, le rattrapage du retard accumulé coûtera très cher. Et on ne voit pas qui d’autre que l’Etat peut payer. » A en croire tous les spécialistes, il n’y a pas d’autre issue à la crise du logement qu’une augmentation colossale des aides publiques. Ce qui paraît impossible dans le contexte actuel de baisse des impôts. La question risque d’empoisonner le débat politique dans les mois, voire les années à venir.



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