Le Titanic et mon premier train Canadien

mardi 6 août 2019
par  3ladybirds
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C’est le retour de l’été et avec lui celui, pour la 8e année consécutive, de notre rubrique sur les chemins du monde.
Après avoir bourlingué de l’Afrique à l’Amérique du sud en passant par les Dolomites ou le Sri Lanka, Rouge Midi vous emmène cette année vers le Yukon.
8000 km à vol d’oiseau et bien plus en prenant le mastodonte...qui a fini par accoster déversant ses voyageurs dans le train qui va tracer sa route vers l’Ouest...

2 juillet

Dans trois cimetières d’Halifax sont enterrés des morts du naufrage du Titanic. Le pèlerinage semblait un peu glauque et voyeur. Mais la catastrophe était dans nos têtes durant la traversée – surtout quand rien n’était visible à l’avant du navire ; nous avons débarqué 100m face à l’un de ces cimetières, invités par le capitaine lui-même à aller leur rendre hommage. Et nous avons passé l’océan en lui voguant dessus : qui d’autres étaient mieux placés pour saluer ceux qui y sont restés et attendent toujours ceux qui y sont encore ? Dans ce cimetière où tout est sur pelouse, c’est le seul carré marqué par un chemin passant entre les tombes. Cubiques et sobres, différentes de toutes les autres, elles sont d’une étrange modernité, une sorte d’anachronisme marquant dans l’éternité que des centaines d’humains peuvent mourir de la cupidité et de l’orgueil de quelques autres. Certaines tombes ont une identité et les dates officielles ; d’autres portent uniquement la date du décès et une rose blanche déposée par des visiteurs anonymes. La seule qui porte une photo et quelques jouets d’aujourd’hui est celle d’une petite fille de deux ans, le plus jeune enfant du navire. L’équipage du bateau de pêche qui l’a retrouvée a lui même financé les funérailles et, selon les dernières recherches sur la catastrophe, l’aurait ensevelie, sans le savoir, aux côtés de sa mère.

Dans le Musée Maritime, une exposition permanente décrit moins la catastrophe et le bateau que les gens qui y ont été embarqués. Sur les 2 200 personnes qui étaient à son bord, dont mille membres d’équipage, il y eu 705 survivants, 1 405 morts, dont prés de 1200 sont encore dans les fonds. La compagnie, qui avait pris soin d’ajouter une quatrième cheminée uniquement pour l’esthétique, n’avait pas équipé le Titanic de canots de sauvetage en nombre suffisant – pour gagner de la place sur les ponts extérieurs où seuls les passagers de première et de seconde classe pouvaient promener et louer des chaises-longues. Et si tout le monde portait un gilet de sauvetage fabriqué avec du liège et du cuir, nombre de canots ont été mis à l’eau sans être remplis à leur maximum. Il a fallu plusieurs heures au premier bateau ayant capté l’appel de détresse pour atteindre le site ; d’autres, plus proches, avaient coupé leur radio comme il était alors d’usage dans les temps de repos. Dans les mois qui ont suivi, les dispositifs de secours et de communication entre navires en cas de difficulté ont changé : chaque personne doit avoir accès aux dispositifs de sauvetage et chaque navire doit avoir sa radio constamment à l’écoute.

18h, me voilà enfin seule dans une petite auberge qui n’a de jeunesse que le nom : ses murs et ses clients n’en ont pas toujours l’âge. Dans la cuisine, je félicite un jeune Suisse, cheveux noirs et beaux yeux bruns à l’italienne, pour le fumet gourmand de son poulet-champignons-crème. Il a le regard lumineux et candide et les joues rosissantes de ceux qui ne sont pas si loin la fraîcheur de l’enfance et le sourire plein de la joie du voyage en woofing depuis Vancouver.

Qu’il était bon cet après-midi de retrouver le ciel et la tranquillité des flots de la baie, le soleil, les nuages, les grandes herbes vertes et le parfum des roses s’élevant hors du sable. A tel point que le village de pêcheurs d’à côté, aussi reconstitué que les souvenirs made in China vendus dans les baraques vives et la nourriture d’ici, m’a levé l’envie de pleurer sur la médiocrité. Mais ça n’a pas suffit, il est des environnements qui nous font perdre le centre de nous-mêmes. Déferlements de mots, agitations, sollicitations et changement net d’atmosphère qui réclament du corps et de la tête beaucoup trop pour si peu, saisir et s’adapter à la nouveauté des façons de parler, des codes domestiques, des gammes de valeurs et d’idéologie, des lignes de force du milieu social, et s’y faire une place. La rupture brutale avec le moelleux Mastodonte et l’intelligence et la bonté des moments partagés avec Philippe, Marie, Yohannes et Kirsten, le pincement au cœur de les voir tous s’estomper dans la lumière morne et de ne pas savoir s’ils vont bien aujourd’hui, l’accueil chaleureux de cette petite famille née d’un diplomate et d’une avocate, l’ambiance enthousiaste et survoltée parfois difficile à saisir, la balade du front de mer où j’ai un temps disparu dans la foule cosmopolite d’un consumérisme que j’arbore, tout cela m’a vidée.

Que la solitude est douce après deux jours du bruit des autres envahissant ma tête ! Quelle joie de retrouver demain la lenteur des voyages en train, de renouer avec mon propre rythme et de pouvoir laisser revenir la contemplation. Pas facile de rester socialisé, de sortir de soi pour rester inscrit dans les échanges, de quitter sa vitesse intérieure pour prendre en marche une énergie collective avec laquelle on ne s’accorde pas, surtout avec des gens que l’on ne connaît pas. Mais mon trajet est au point : de longs moments de déplacement offrant la liberté de rencontrer ou de me taire, entrecoupés d’oasis où je ferai connaissance d’amis de mes amis, me donnant le loisir de les connaître un peu mieux, et serai à l’abri des préoccupations primaires que d’autres connaissent chaque jour : manger, dormir hors des intempéries et en sécurité. Alternance favorable de moments où on laisse entrer les autres et de moments où l’on entre en soi tout seul.

3 juillet. Mon premier train Canadien

Mon premier train Canadien a le charme désuet de ses wagons aux angles ronds, rivetés et tôlés, mais robustes, il part pour un voyage de 17h jusqu’à Québec ; j’y monte à 14h. Digne des grands axes du TGV en France, il s’élance vers plusieurs milliers de kilomètres à travers la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, mais avec ce rythme tranquille et cette atmosphère flâneuse des petites lignes de chemin de fer, l’été, dans la campagne française. Sur le quai du soleil de midi où l’ombre se fait regretter, le personnel nombreux et très féminin, portant le gris et jaune de Via Rail, demande en souriant « comment ça va ? » avant de contrôler le billet.

Dans le wagon confortable, il a fallu trois mots à propos d’un autre passager qui occupait ma place, pour que Steeve, compagnon de siège, repère mon français et engage la conversation. Son visage doux et ouvert sur le monde, son corps et ses mains, délicats, tout en longueur, rappellent ces personnages poétiques qui passent discrètement dans les dessins à l’aquarelle et les contes pour grands enfants. Le souvenir au cœur de randonnées dans les Alpes avec un ami Breton lui a donné envie, s’il s’installait un jour ailleurs qu’au Québec, de venir vivre dans le parc des Écrins, le plus bel endroit au monde qu’il ait vu. La Nouvelle-Écosse est très belle mais n’a pas de montagnes et sa femme n’aime pas marcher, tant pis. Il part visiter sa famille et ses amis à Montréal pour un mois, avant que de commencer sa quatrième année d’enseignant de français et devenir papa d’ici la fin de l’année.

Je pars écrire mon blog dans le petit wagon lounge avec une connexion wi-fi que viennent chercher des gens de tous âges et tous styles. Perchées sur une moquette de points bleus, oranges et jaunes, de petites banquettes de cuir rouge, à peine rigides, invitent à détendre ses fesses sans non plus promouvoir la paresse. Le confort retenu et les grandes fenêtres où passent le soleil et la baie arborée par laquelle l’Atlantic sea est arrivé invitent au contraire à la méditation sur l’intérieur du wagon et l’extérieur du train. Les dossiers trop courts, l’assise étroite et la faible distance entre chaque passager, assis en face ou tout à côté, empêchent de s’avachir et encouragent à tchatcher. On attend devant le petit bar petits snacks et boissons. On discute, on plaisante autant qu’on transactionne entre clients et équipage de Via Rail : tout l’art québecois de commercer et consommer comme s’il s’agissait d’un repas partagé. L’ambiance est quiète et pas pressée. Pas le chevreuil qui déboule sur la voie d’à côté, en contrebas d’une route : bondissant de questions quant à ce qu’il fout là, il s’esquive en quelques secondes dans les fourrés. Trente minutes d’arrêt au milieu des voies, personne ne s’en plaint : le pays manque de voies ferrées, obligeant à des règles de priorité. Cette fois, c’est un train conduit par une locomotive où le conducteur peut encore s’accouder à la fenêtre et bouffer de l’air frais, qui tire des dizaines de containers jusqu’au port que l’on vient de quitter. Peut-être iront-ils charger ces autres porte-containers de la compagnie maritime Grimaldi ou de la Yang Ming arrivés hier, en place et lieu de l’Atlantic sea il y a 3 jours.

Steeve vient s’asseoir le temps d’une pause café dans la préparation de ses cours et étirer son dos perclus de la douleur de ceux qui doivent se plier pour ne pas se cogner ou s’excuser d’être trop grands. Avec ce ton léger de l’avoir accepté, il dit qu’il n’a pas connu la pleine santé depuis des années. Nous discutons musique : progressive, pop, rock, électro ; il joue de la guitare et compose. A peine reparti, Javier, la cinquantaine, mexicain aux cinq dents de devant, s’assied face à moi. Il me décrit comment il arrivait parfois à l’aéroport et achetait un billet au hasard après simple lecture du tableau d’affichage des destinations ; il me montre ses photos de Peggy’s Cove la belle que je n’ai pas pu voir. Agréable, discret et sûrement pas méchant, mais son regard ne me plaît pas, il cherche autre chose qu’un peu de convivialité. Puis Mehdi, pas trente ans et franc sourire, arrivé il y a dix ans d’Algérie avec ses parents professeurs de français, se joint à nous, à demi connecté à son jeu vidéo. Il me parle de l’hiver Canadien qui dure trop longtemps et des snowbirds qui le fuient pour la Floride ou le Mexique. Mais il n’irait pas vivre au soleil pour autant. Le Québec est si beau, les Québecois si tranquilles et si gentils, et n’ont pas les soucis de l’Europe : le travail est facilement accessibles, les soucis d’argent moins grands, et même si nous croisons une prison que l’on confondrait avec un hôtel de luxe, la criminalité est si rare que les gens ne ferment pas leur porte et que « même les méchants sont gentils ».

Nous passons dans des plaines vert pomme sous un ciel moutonné de blanc, nous longeons des étangs cachés dans des forêts, des lacs, un champs d’éoliennes, des villages et des fermes entre blanc et couleurs, une rivière où l’argile argente et rosit en même temps de ses vertus singulières. Nous nous arrêtons dans de petites villes pour absorber encore d’autres passagers, animation des centre-villes et vacuité des périphéries. Parfois, des gens s’arrêtent pour regarder passer le train ; du haut de son balcon, un homme fait signe comme s’il partageait le plaisir d’être à la place des passagers – où se réjouissait de n’avoir pas à y être. La lumière change lentement, le soleil bientôt se cache derrière les forêts, les montants des ponts en acier, le relief ondulant.

A 17h un écran se met brutalement à crier un film de Paddington, sans que personne n’ait demandé quoi que ce soit : il n’y a aucun enfant et personne ne regarde. Et voilà comment mettre fin à une ambiance toute quiète.

21h, dans le wagon lounge, l’ambiance est rock et country. Les musiciens peuvent voyager gratis sur des trains Via Rail en échange de deux prestations durant le voyage. L’amateur, moustachu soixantenaire, qui joue sans charisme, de sa guitare branchée à un petit ampli ne cache pas son amateurisme, mais il réussit à créer une petite atmosphère sympathique. Un compère d’occasion, cheveux et moustaches aussi longs que blancs, casquette vissée sur sa soixantaine bien passée, lunettes rondes et corps nerveux dansant fait les cœurs de sa voix éraillée. Il fera rire tout le monde, lorsqu’à l’annonce de la prochaine gare, il mimera le manque en s’écriant « vite ! Vite ! On peut fumer ! ». Accoudé au comptoir juste derrière eux, un mormon sobre portant barbe mormone, écoute sans ciller mais avec attention – est-ce par goût ou pour tromper l’ennui ? Le trio est cocasse tant il est décalé. Un imposant noir est fixé sur son mobile depuis le début d’après midi et tard dans la nuit ; un couple, de Noirs aussi, continue de discuter à côté. Mehdi sur sa banquette, joue à ses jeux. Une jeune femme tricote placidement du rouge. Trois hommes de la soixantaine, au gré de la rencontre fortuite des banquettes partagées, discutent en souriant. Dans un coin, deux femmes à un guéridon gris, revenant de Marseille, ont le sourire pétillant toujours plus au fil des verres de Pastis que, gourmandes, elles ont ramené. Un grand adolescent, un peu rond, cheveux mi longs, mi gras et vêtements noirs des amateurs de hard rock, se retient difficilement d’outrepasser le murmure et le tapotis des doigts ; mais il finira quand même à la guitare et au chant. On tient tous dans un espace devenu intime avec la musique, aussi fade soit-elle, et l’étroitesse ; on touche facilement le coude, le pied, l’épaule d’un autre. On ne peut éviter de croiser les regards et les sourires ; même entre inconnus, la proxémie rend parfois impoli d’esquiver ces liens furtifs.

Quand l’inusable Pénitencier revient en quelques notes, mon blog fini, je retourne au wagon, éteint depuis longtemps, s’endormant peu à peu. Steeve attend devant un film d’animation pour expérimenter le kalimba dont je lui ai parlé. Avec l’aisance géniale des musiciens qui aiment les instruments même sans les connaître, il improvise quelques suites de notes qui viennent se faufiler, incongrues et légères, dans l’interstice assourdissant et lourd des deux wagons. Une hôtesse en sourire vient nous faire cesser car d’autres passagers, fatigués, commenceraient à grogner.

Commence alors une longue nuit où le sommeil se cherche. Assis, le corps se coince de bout en bout, un peu le cou, un peu les reins, un peu la hanche. Il finit par raidir tandis que l’esprit, de moins en moins résistant, cède à la somnolence. Certains dorment vraiment, en quinconce ou en boule, entre les accoudoirs, la fenêtre ou le voisin. A 5h, profitant que je bouge, Steeve propose qu’il s’allonge par terre pour soulager son dos et que je soulage ma hanche. A la première tentative, les épaules trop larges et la tête en avant, il manque de coincer son 1,88 m entre les quatre sièges et les 1,20m de la fenêtre au couloir. Je retiens le rire qui voudrait éclater – il n’est point l’heure. Dans l’autre sens, il parvient à ranger ses longues jambes sous nos sièges et finit par s’endormir, la tête posée sur mon sac à dos.




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